« La France nous a lâchés, Israël peut nous aider »

La première dame de Côte d’Ivoire fustige l’attitude de Paris dans la crise qui secoue son pays depuis bientôt huit mois.

Publié le 12 mai 2003 Lecture : 5 minutes.

Epouse de Laurent Gbagbo, députée du Front populaire ivoirien (FPI) dont elle dirige le groupe parlementaire à l’Assemblée nationale et chef de file des « durs » de l’entourage présidentiel, Simone Gbagbo a effectué début mai une visite officielle en Israël. De passage à Jérusalem, elle a confié à la rédaction Internet de Proche-Orient. info son sentiment sur l’évolution des relations franco-ivoiriennes. À l’écouter, rien ou presque ne va plus entre Abidjan et Paris…

J.A./L’INTELLIGENT : Vous avez déclaré devant la presse israélienne que la France avait abandonné votre gouvernement lors du soulèvement des rebelles du Nord, qui avaient tenté, à l’automne dernier, de renverser le président Gbagbo. Il s’agit d’une accusation grave à l’égard d’un allié aussi proche.
SIMONE GBAGBO : Elle est fondée. La France nous a lâchés. Les Français ont pris parti pour les rebelles au début des émeutes. Et là où les rebelles avaient échoué par la force, ce sont les Français qui les ont placés au gouvernement, en imposant au président ivoirien les accords de Marcoussis au début de cette année.

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J.A.I. : Mais ces accords, négociés sous l’égide de la France avec toutes les factions ivoiriennes, visaient à la réconciliation nationale ?
S.G. : Le contenu de ces accords est tout simplement honteux. Mettre des rebelles au gouvernement, cela signifie encourager la rébellion, pas l’État de droit. Monsieur de Villepin a joué dans cette affaire un rôle particulièrement négatif en prenant parti pour des factions qui n’ont pas respecté le bon fonctionnement de nos institutions, alors que le président Gbagbo, lui, a été légitimement élu en 2000. Beaucoup d’Ivoiriens ont, eux aussi, été choqués par ce procédé.

J.A.I. : Pourtant la France entretient des relations privilégiées avec la Côte d’Ivoire. Elle connaît parfaitement sa situation et n’y a jamais interrompu sa présence depuis l’indépendance. Comment expliquez-vous alors une telle prise de position ?
S.G. : Mais je ne me l’explique pas ! C’est aux Français qu’il faut poser la question. L’agression contre le gouvernement en place a été lancée par les rebelles du Nord, qui ont été aidés dans leur action par des États voisins, comme le Liberia et le Burkina Faso, et aussi la Sierra Leone qui regorge de mercenaires. Or il existe entre la Côte d’Ivoire et la France une convention de coopération militaire qui prévoit qu’en cas d’attaque contre le territoire ivoirien, l’armée française s’engage à intervenir et à assurer sa défense. C’est même sur la base de cet accord que notre pays n’a jamais jugé utile d’investir dans la création d’une véritable armée. Or, lors des émeutes du mois de septembre, la France ne s’est pas déplacée. Elle s’est contentée de renforcer les effectifs de son régiment basé en Côte d’Ivoire, le 43e Bima, et encore, à seule fin de protéger ses nationaux.

J.A.I. : Peut-il toutefois s’agir d’une lecture différente de la crise vue d’Abidjan et vue de Paris ?
S.G. : Il est possible effectivement que le gouvernement français ait considéré que le pouvoir actuel en Côte d’Ivoire sortait un peu de ce qu’il avait connu. Le président Gbagbo est sans doute un peu trop indépendant. Son gouvernement n’est pas aux ordres. Il n’a pas été mis en place par une puissance extérieure. D’ailleurs, depuis son élection il y a un peu plus de deux ans, la politique du président ivoirien a déjà engendré quelques problèmes avec des entreprises françaises. Le gouvernement, dès son entrée en fonction, avait examiné attentivement les contrats passés par des sociétés françaises et constaté que certaines conditions défavorisaient la Côte d’Ivoire. C’est ainsi que le groupe Bouygues, qui gère notamment l’électricité et l’eau et qui prévoyait de construire un troisième pont à Abidjan, n’a pas apprécié quand nous avons choisi de soumettre le marché à d’autres pays, qui nous proposaient des prix largement inférieurs. Ce genre d’initiative, ça déplaît.

J.A.I. : La France aurait donc obéi à des considérations économiques ?
S.G. : Tout comme à des considérations idéologiques. Parce que nous sommes chrétiens, on nous qualifie en France d’évangéliques. Il faut voir les programmes diffusés par la chaîne TV5, qui est reçue en Afrique. On nous y traite de « boutefeux », de « va-t-en-guerre obtus ». À la veille de l’offensive américaine en Irak, on nous comparait même à Bush.

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J.A.I. : Le parti du président Gbagbo, le FPI, est à dominante chrétienne, alors que les rebelles du MPIGO sont majoritairement musulmans. Faut-il y voir un conflit religieux ?
S.G. : Absolument pas. Ce serait une mauvaise lecture de la carte. Les musulmans ivoiriens ne sont pas des islamistes et vivent en bonne intelligence avec les chrétiens et les animistes. Ce qui nous ramène à d’autres motivations.

J.A.I. : La Côte d’Ivoire traverse une crise économique grave, alors qu’elle est le premier producteur mondial de cacao et qu’elle détient au large de ses côtes d’importants gisements pétroliers. Vous n’êtes donc pas sans arguments….
S.G. : Justement. Nous voulons aujourd’hui nous tourner vers d’autres pays comme la Chine, le Japon ou encore les États-Unis ou Israël. Nous avons besoin d’experts dans certains secteurs. Nous voulons parvenir à un développement économique durable qui s’exprime en termes d’autonomie et de partenariat. Pour cela, il nous faut aussi structurer notre pays, qui est en passe de devenir le déversoir de l’immigration africaine. À ce propos, la France nous reproche de vouloir légiférer en matière de nationalité, une mesure pourtant devenue indispensable quand on sait que la Côte d’Ivoire détient un véritable record, avec 26 % d’étrangers sur son territoire. Nous recevons toutes les populations des États voisins qui n’ont pas réussi à gagner l’Europe, et la France nous a déjà envoyé 53 charters(*) de travailleurs immigrés qu’elle a refoulés de son territoire, au motif que nous sommes une terre d’accueil !

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J.A.I. : Vous vous rapprochez d’Israël dans une période hautement sensible. Est-ce que cela ne vous a pas valu des réactions hostiles de la part de certains États arabes ?
S.G. : Pas du tout. De plus, la Côte d’Ivoire a déjà entretenu d’excellentes relations avec Israël. Le président Houphouët-Boigny était très pro-israélien. Israël peut nous fournir des conseils dans de nombreux domaines, notamment en matière de sécurité, mais aussi dans d’autres secteurs économiques ou sociaux.

J.A.I. : Cette ouverture de la Côte d’Ivoire vers d’autres pays signifie-t-elle que vos relations avec la France sont une page tournée ?
S.G. : Nos relations évolueront forcément. Après ce qui s’est passé, rien ne sera plus jamais pareil. Mais ce qui arrive aujourd’hui en Côte d’Ivoire vaudra aussi pour toute l’Afrique. Regardez ce qui s’est déjà produit à Madagascar. La France va devoir faire face, dans l’avenir, à de plus en plus de chefs d’État, comme le président Gbagbo, qui ne seront plus aux ordres. Et elle devra s’y adapter.

J.A./l’intelligent et www.proche-orient.info.

* Selon nos informations, seuls quatre charters ont été affrétés par la France (les 3 et 25 mars, les 5 et 23 avril) pour Abidjan. Au total, ce sont 136 Ivoiriens qui ont été ainsi refoulés.

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