Faites vos jeux …

Départ de Benflis, retour d’Ouyahia, âpres tractations pour la formation du nouveau gouvernement… À un an de la présidentielle, on redoutait une crise institutionnelle. On se retrouve en plein vaudeville.

Publié le 13 mai 2003 Lecture : 6 minutes.

Le divorce entre le président Abdelaziz Bouteflika et Ali Benflis, le chef de son gouvernement, était un secret de polichinelle. Depuis plusieurs mois, les deux têtes de l’exécutif s’évitaient soigneusement. Quand, à l’occasion d’une cérémonie officielle, ils ne pouvaient faire autrement que de se croiser, leur poignée de main était furtive, leurs regards fuyants. Pas très propice à une saine gestion des affaires publiques ! À l’évidence, la situation ne pouvait se prolonger bien longtemps.
Pourtant, l’amitié entre « Boutef » et Benflis avait longtemps paru indestructible. Candidat à la présidence, en 1999, le premier avait fait du second son directeur de campagne et le principal rédacteur de son programme électoral. Une fois élu, c’est encore à lui qu’il avait fait appel pour organiser son staff, au palais d’El-Mouradia. Bourreau de travail, Benflis avait rédigé les premiers discours, mis au point un programme des réformes économiques et, en août 2000, avait atterri sans surprise au Palais du gouvernement.
A priori, l’alliance entre le patron de la diplomatie algérienne sous Boumedienne (Boutef) et l’avocat fondateur, en 1987, de la Ligue algérienne des droits de l’homme (Benflis) avait toutes les apparences d’un ticket gagnant. Elle semblait symboliser la symbiose de deux générations de militants nationalistes. Un peu moins de trois ans plus tard, la désillusion est totale. L’appétit venant en mangeant, le Premier ministre – par ailleurs patron du FLN – s’est peu à peu découvert des ambitions présidentielles. Le chef de l’État étant fermement résolu à solliciter des électeurs un nouveau mandat, le clash était inévitable. Restait à savoir à quel moment il aurait lieu.
Lundi 5 mai, Club des Pins. Au Palais des nations, Cherif Rahmani, le ministre de l’Environnement, organise une conférence internationale réunissant les bailleurs de fonds impliqués dans le programme de gestion des déchets urbains. Placés sous le patronage de Benflis, les travaux doivent être inaugurés par Boutef. Parfaitement informés des dissensions entre les deux hommes, les participants sont à l’affût du moindre incident. Tous les membres du gouvernement sont là. Sauf un : Ahmed Ouyahia. Mais cette absence ne tire pas forcément à conséquence : il n’est pas rare que le chef du Rassemblement national démocratique (RND) et numéro deux du gouvernement – il est ministre d’État – « sèche » ce genre de manifestation.
Le Premier ministre fait son entrée dans la salle de conférences. Contrairement à l’habitude, il n’est pas seul : le président de l’Assemblée nationale et celui du Sénat l’accompagnent. Boutef arrive à son tour, il a son visage des mauvais jours. Préparerait-il quelque chose ? À l’issue du discours inaugural, le président est convié à visiter une exposition sur la gestion des déchets urbains. Benflis et Karim Younes, le président de l’Assemblée (et numéro deux du FLN), s’apprêtent à le suivre. Un membre du protocole leur signifie sèchement qu’ils ne sont pas invités. De tendue qu’elle était, l’atmosphère devient irrespirable. Benflis regagne le Palais du gouvernement. Un peu plus tard, le téléphone sonne dans son bureau, sur la « ligne de souveraineté ». Il est convoqué à El-Mouradia.
Plus renfrogné que jamais, Boutef l’y accueille. Benflis sourit aux (rares) photographes autorisés à immortaliser l’instant. Le tête-à-tête commence, il durera deux heures. Courtoisement, Boutef énumère ses griefs, puis informe son Premier ministre que, comme la Constitution l’y autorise, il met fin à ses fonctions. Il lui demande de transmettre le plus rapidement possible ses recommandations à son successeur, dont il s’abstient de révéler l’identité. En quittant le bureau présidentiel, le désormais ex-chef du gouvernement prend à témoin l’opinion : « Il s’agit d’une décision souveraine, mais je précise que je ne suis nullement démissionnaire. »
De retour au Palais du gouvernement, Benflis réunit ses collaborateurs pour les remercier. Consternation générale. Certain sont effondrés, d’autres révoltés. Quelques larmes apparaissent sur les joues des secrétaires… Au même moment, Boutef reçoit Ouyahia et lui confie la direction du futur gouvernement (mission qu’il a déjà assumée de 1995 à 1998, sous Zéroual). Ses consignes sont claires : les affaires politiques ne doivent pas prendre le pas sur les réformes économiques ; la nouvelle équipe doit être mise en place très rapidement de manière à relancer les chantiers en panne depuis le début de la crise.
« L’Algérie d’en bas », expression désormais familière dans les salons algérois, s’attend au pire. Que le FLN (dont, naturellement, Boutef reste membre) lave son linge sale en famille, soit, mais tout cela ne va-t-il pas déboucher sur une crise institutionnelle ? Les craintes s’aggravent quand, le lendemain, Benflis affirme dans une conférence de presse avoir été l’objet d’un chantage : « Soutiens la candidature de Bouteflika à la présidentielle, et tu restes à la tête du gouvernement, sinon… » De qui émanait la menace ? D’un « haut fonctionnaire de la présidence », répond Benflis. Les journalistes n’hésitent pas une seconde : il ne peut s’agir que de Larbi Belkheir, le très influent directeur de cabinet du président. Ils ont sans doute raison.
Que va-t-il se passer maintenant ? Benflis, dont le parti, fort de ses deux cents députés, détient la majorité absolue à l’Assemblée, va-t-il jouer l’affrontement ? En d’autres termes : les parlementaires du FLN refuseront-ils de voter la confiance au nouveau gouvernement ? A priori, rien n’est moins sûr. Pour au moins deux raisons. La première est que Benflis paraît résolu à éviter « une nouvelle crise institutionnelle ». La seconde, que le président dispose de l’arme redoutable de la dissolution de l’Assemblée, qu’il peut utiliser dans l’hypothèse où la confiance serait refusée au gouvernement deux fois consécutivement. Or les députés n’ont pas forcément envie de remettre leur mandat en jeu, moins d’une année après leur élection…
Après une réunion du bureau politique du parti, Benflis a quand même posé ses conditions : « Notre éventuelle participation au gouvernement dépendra de la composition et du programme de celui-ci. » Selon les nouveaux statuts du FLN, c’est le secrétaire général qui, en dernière instance, choisit les membres du parti appelés à siéger dans le gouvernement de coalition. Réputés proches de Bouteflika, certains ministres FLN sortants ont sans doute du souci à se faire. Saïd Barkat, le ministre de l’Agriculture, est dans ce cas. Est-il vraiment condamné ? « Ouyahia, qui apprécie son action passée à la tête de son ministère, peut fort bien le conserver dans son équipe, mais sûrement pas en tant que représentant du FLN », tempère un membre du bureau politique. Comme l’on sait, les autres partis membres de la coalition au pouvoir sont le RND et le Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas), que dirige l’islamiste Mahfoud Nahnah.
Quoi qu’il en soit, le Premier ministre a engagé les négociations, quarante-huit heures après le limogeage de son prédécesseur. Comme libéré d’un fardeau, ce dernier est apparu disposé à enterrer la hache de guerre et a soumis à Ouyahia une liste de « ministrables ». Mais en soulignant bien que la part du lion devrait revenir au FLN. Il ne fait désormais aucun doute que les deux hommes finiront par trouver un compromis. Ils y ont, l’un et l’autre, intérêt : Ouyahia veut à tout prix obtenir la confiance du Parlement, et Benflis redoute une scission au sein de sa formation.
Autre difficulté, Mahfoud Nahnah se trouve actuellement en convalescence à Paris. Comme il est seul habilité à négocier pour son parti, les tractations ont lieu par téléphone. Les islamistes de l’ex-Hamas estiment être sous-représentés à l’Assemblée, en raison des fraudes qui ont, selon eux, marqué les dernières élections, en 2002. Avec trente-huit députés, ils estiment que les quatre portefeuilles qu’ils détenaient jusque-là sont insuffisants. Ils en demandent un cinquième, voire un sixième.
Bref, au lieu de la crise institutionnelle redoutée, on assiste à d’âpres marchandages pour l’attribution des maroquins. Ce qui, somme toute, est logique : le conflit n’est ni idéologique ni stratégique, c’est une simple querelle de personnes. Un vaudeville qui n’a même pas diverti les petites gens, trop accaparées par leurs galères quotidiennes. C’est à cette Algérie d’en bas que le nouveau Premier ministre devra donner la priorité.

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