Embarquement immédiat

Pour lutter contre une immigration qu’il juge galopante, le ministre français de l’Intérieur Nicolas Sarkozy a durci la législation et a rétabli les « retours groupés sur vols affrétés ». Principalement en direction de l’ouest du continent.

Publié le 12 mai 2003 Lecture : 7 minutes.

Un aller simple Paris-Abidjan ou Paris-Dakar pour 0 euro ? C’est possible, avec « Air Sarkozy ». Après les charters Pasqua et Debré, le ministre français de l’Intérieur a remis au goût du jour les « retours groupés sur vols spéciaux » d’étrangers non admis sur le sol de l’Hexagone. Alors que la méthode pourrait devenir systématique vers l’Afrique, elle rentre dans les moeurs françaises avec une facilité déconcertante. Où sont donc passées les associations de défense des immigrés ? Que font les partis d’opposition ? Chacun se contente de critiquer mollement le projet de loi draconien sur l’immigration présenté par Nicolas Sarkozy lors du Conseil des ministres du 30 avril 2003. Destiné, entre autres, à restreindre l’accès au territoire et à faciliter l’éloignement des clandestins, ce texte sera débattu devant l’Assemblée nationale au début du mois de juin. Mais dans son empressement à doter son pays d’une immigration « maîtrisée », le ministre de l’Intérieur n’a pu attendre pour rendre ces mesures effectives et « améliorer les taux d’éloignement ». Le 23 avril dernier, un « retour groupé d’étrangers non admis sur le territoire français » a encore été organisé à destination de Dakar, puis Abidjan et Lagos, ramenant chez eux 26 Sénégalais, 18 Ivoiriens et 11 Nigérians. Si les Maghrébins sont surtout refoulés par bateau depuis Marseille, il s’agit là du cinquième charter organisé en un peu plus d’un mois vers l’Afrique subsaharienne, sur les six ayant déjà été affrétés à cette date.
Dès le 3 mars 2003, un premier vol affrété a pris la direction d’Abidjan et de Dakar, avec 54 Africains à son bord. Pour le ministre, il s’agit de désengorger la « zone d’attente pour personnes en instance » (Zapi) de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, où la population a atteint un « seuil intolérable ». Début mars, 500 étrangers s’entassent dans cet espace prévu pour n’en accueillir que 294. Sans passeports, porteurs de visas falsifiés, voyageurs en rupture de transit… Tous sont maintenus en Zapi, pour vingt jours maximum. Le temps pour les autorités françaises d’organiser leur rapatriement, ou, dans le cas d’un demandeur d’asile, la période requise par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) pour juger du fondement d’une requête, dont le rejet devient synonyme de départ inéluctable. Sans aucune possibilité de recours suspensif. D’après l’Ofpra, en 2001, 88 % des demandes d’asile conventionnel – personne s’estimant menacée par son propre État – ont été refusées, tandis que 96 % des dossiers de demandes d’asile territorial – personne mise en péril par un groupe extérieur à l’État – ont été rejetés. Mais pour le ministre de l’Intérieur, la « tradition d’asile » française se porte bien, merci.
À l’en croire, 3 274 étrangers non admis en France ont été éloignés depuis le début de l’année. Si l’on ajoute les quelque 3 500 autres personnes expulsées du territoire, cela porte à près de 7 000 le nombre d’individus reconduits en l’espace de quatre mois. Soit la moitié des étrangers éloignés pour toute l’année 2002. Il y a fort à craindre que ce chiffre ne connaisse une croissance exponentielle. Le système des vols groupés pour réduire la population d’étrangers en Zapi marche donc à plein régime. Au 5 avril, après le cinquième charter affrété en un peu plus d’un mois à destination du continent, 260 personnes étaient toujours maintenues en zone d’attente. Et selon Nicolas Sarkozy, « un vol spécial doit avoir lieu toutes les semaines ». De manière régulière ou non, les départs devraient se poursuivre « encore quelques mois », indique-t-on au ministère de l’Intérieur. Dans un souci de transparence, dont ils sont pour l’instant loin d’avoir démontré l’étendue, ses services auraient dû publier, dès le mois de mai, une liste mensuelle des clandestins expulsés ou refoulés de la Zapi, comprenant « la destination vers laquelle ils ont été reconduits et les moyens utilisés » pour l’opération. Malgré les promesses de Nicolas Sarkozy, ce relevé n’existe toujours pas.
Pour le moment, seule une réalité saute aux yeux : l’Afrique se trouve dans la ligne de mire des autorités aux frontières. Si la Police aux frontières (PAF) choisit les passagers des « vols groupés » en fonction des pressions migratoires, force est de constater qu’à la date du 23 avril, sur les 360 étrangers renvoyés chez eux, 290 sont africains. « Nous sommes confrontés à une arrivée massive de Sénégalais et d’Ivoiriens en situation irrégulière, précise un responsable de la PAF. Mais l’affluence des Somaliens, des Chinois, des Philippins et des Roumains illégaux va aussi nous obliger à organiser des vols spéciaux pour les renvoyer. »
Pourquoi le gouvernement français préfère-t-il les vols affrétés ? Deux mots : simplicité et efficacité. « Aucun refus d’embarquer et un nombre plus important d’étrangers renvoyés en une seule fois », argumente la Direction générale de la police nationale (DGPN). Avec un nombre de policiers supérieur d’un tiers à celui des expulsés, les risques de débordement diminuent. Pas de problèmes liés au comportement des refoulés, lesquels sont plus difficiles à maîtriser sur un vol commercial en présence de clients payants. Comme ce fut le cas le 17 avril à bord d’un avion d’Air Méditerranée à destination de Bamako. Alors que sept Maliens « non admis » se sont violemment opposés aux huit policiers qui les escortaient, trois passagers, choqués par « des conditions de rapatriement inhumaines », se sont ligués avec les expulsés, avant d’être interpellés pour « obstruction ». Résultat : le commandant de bord a fait débarquer tout le monde, et l’avion n’a pu décoller qu’une dizaine d’heures plus tard. Un retard qui coûte cher à une compagnie aérienne, tant en termes d’argent que d’image.
Dans un moment aussi difficile qu’un refoulement, les nerfs sont à vif et les esprits s’échauffent facilement. Selon la PAF, aucun étranger n’est informé à l’avance, afin d’éviter « toute rébellion ». Tout au plus quelques signes lui permettent-ils de deviner l’imminence de son départ. Auparavant, les représentations diplomatiques concernées sont invitées à venir prendre connaissance des dossiers de leurs ressortissants. Mais de l’avis général, peu s’en donnent la peine. Les refoulés ont également droit à un entretien individuel avec un avocat qui, aidé d’un interprète si nécessaire, leur explique la mesure d’éloignement.
La veille au soir, les étrangers sont regroupés en Zapi 2 ou 3. Extirpés de leur sommeil aux premières lueurs du jour, ils sont conduits par les officiers de la PAF vers l’avion, toujours immobilisé sur une aire éloignée des autres pistes, discrétion oblige… Les plus récalcitrants sont menottés avec de fins – mais solides – liens en plastique, les cuisses souvent maintenues par de larges bandes de ruban adhésif. Au pied de l’appareil, les policiers les fouillent « pour s’assurer qu’ils ne transportent pas d’objets avec lesquels ils pourraient se mutiler ». Entrent alors en scène le médecin de bord – soit un employé du centre médical de l’aéroport, soit un civil sous contrat avec la police nationale – ainsi qu’un membre de la Croix-Rouge française (CRF), portant l’uniforme du mouvement humanitaire.
Après les accusations de violence qui auraient été perpétrées par des policiers lors du premier charter du 3 mars dernier, la PAF veut démontrer sa bonne foi, sans vraiment convaincre. Si le ministre de l’Intérieur a souhaité la présence d’un membre d’une association humanitaire, le choix de la CRF « résulte de l’entente unique entre Nicolas Sarkozy et les représentants du mouvement, sans discussion avec les autres associations françaises de soutien aux immigrés quant à la pertinence de leur participation aux vols affrétés », remarque Pierre Henry, directeur général de France Terre d’asile. Soucieux de sa réputation, la PAF a filmé l’embarquement de 65 Sénégalais le 25 mars. Projetée à un nombre restreint de journalistes français, la vidéo a surtout révélé la gêne des policiers. Malgré une formation spécifique, rares sont ceux qui apprécient de participer à ce type d’opération, qui ajoute à la violence psychologique des brutalités physiques. « Les personnes non admises sur le territoire français doivent repartir, sans autre choix possible. Si elles refusent d’embarquer, nous faisons usage de la force, voilà tout », justifie Daniel Chaze, directeur adjoint de la PAF.
« Pour une soixantaine d’expulsés et environ quatre-vingt-dix policiers, le budget total dépasse les 150 000 euros », précise la direction de la police. Comme prévu par la Convention internationale de Chicago de 1943 – signée par tous les membres de l’Organisation de l’aviation civile internationale (Oaci) -, il appartient au voyagiste qui a amené le clandestin de payer pour son retour. Dans la pratique, l’État français est le premier à régler l’affrètement, dont la logistique est confiée à Carlson Wagonlit, agence de voyages franco-américaine sous contrat avec le gouvernement. Il suffit ensuite à la France de prouver que tel individu a été acheminé par telle compagnie aérienne pour lui envoyer la facture. La plupart des vols en provenance d’Afrique de l’Ouest sont assurés par Air France. Au 23 avril, la compagnie n’avait toujours pas reçu de demande de remboursement, mais estime que le gouvernement va « sans doute lui en adresser une prochainement ». Selon l’un de ses responsables, « il est fort probable que la compagnie se retourne alors contre le passager, comme la Convention de Chicago l’y autorise, pour obtenir à son tour le paiement du billet ». Mais on voit mal comment elle pourrait avoir gain de cause auprès d’un voyageur qui s’est déjà endetté pour payer le vol aller, et qui depuis s’est certainement volatilisé dans la nature. Avant de tenter de revenir ?
En attendant qu’une meilleure alternative à l’immigration leur soit proposée, tous les moyens continueront d’être utilisés par les candidats à l’exil pour atteindre leur but. Que ce soit par les filières clandestines ou en demandant un nouveau visa, comme cela est toujours permis aux anciens refoulés.

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