Comédiens du peuple

Inspiré du koteba traditionnel, le théâtre « utile » visite les villages de brousse, transformant les spectateurs en citoyens engagés.

Publié le 12 mai 2003 Lecture : 4 minutes.

Journée internationale du théâtre, 27 mars. Ce soir-là, au Palais de la culture de Bamako, les représentations se succèdent. Il y est question de trafic d’enfants dans les plantations de café de Côte d’Ivoire, de corruption des hommes politiques, de piratage des droits d’auteur… On joue un « théâtre des réalités », « utile », version moderne du koteba, ce théâtre traditionnel et populaire qui parodie les événements de la vie villageoise.
Le koteba se pratique chez les Bambaras au moment des récoltes. Il se déroule en trois parties. Les comédiens-musiciens font d’abord résonner tambours et djembés pour alerter la population. Puis, enfants et adultes commencent à danser, formant des cercles concentriques autour des musiciens, d’où le nom de « koteba », qui signifie littéralement « le grand escargot ». Enfin, une dynamique de groupe se crée, des sketches sont mis en scène.
Au Mali, l’homme du théâtre utile, c’est Philippe Dauchez. Arrivé à Bamako en 1979 comme professeur à l’Institut national des arts, il ne pensait y rester que la durée d’un remplacement de six mois. Il est Bamakois depuis vingt-cinq ans. « Compagnon de route » d’Albert Camus et fondateur du Théâtre national du Cameroun, il saisit immédiatement la force du koteba et le rôle qu’il peut jouer dans le développement du pays. Soutenu par le ministère de la Culture, il s’engage dans la création de petites troupes indépendantes, alors inexistantes, le Théâtre national étant le seul employeur des comédiens. Il fonde Tract Mali (Troupe de recherche, d’animation et de communication théâtrale), association dont l’objectif est de promouvoir l’utilisation de cet art populaire pour des campagnes de sensibilisation d’organisations non gouvernementales (ONG) et d’agences internationales et gouvernementales.
Pour les villages de brousse, le théâtre est souvent le seul moyen de communication avec l’extérieur. Pour Malik Dramé, directeur de la très populaire troupe des Nyogolon, les acteurs sont autant des artistes que des messagers. Aujourd’hui, une vingtaine de troupes se consacrent au théâtre utile à travers le pays pour répondre aux demandes des ONG. Et les thèmes ne manquent pas : sida, excision, mendicité, hygiène alimentaire, planning familial, déforestation, mariage forcé, scolarisation des filles, décentralisation… Tout peut être mis en scène grâce au rire qui aide à dédramatiser les situations et à désacraliser ce qui doit l’être. Lorsqu’ont commencé les campagnes de lutte contre le sida, Philippe Dauchez se souvient qu’il était difficile de parler de l’usage des préservatifs, et les réactions de rejet étaient souvent violentes. Jusqu’au jour où l’un des comédiens fit le parallèle avec le fait de mettre sa chaussette. Le gag créa comme un déclic.
« Chaque spectacle est comme une flèche », analyse Mamadou Sangaré, acteur dans la troupe Les Fils d’Adam. Il est conçu sur mesure, en fonction du public et du lieu. Sollicités pour traiter un sujet précis, les comédiens se rendent sur place pour étudier la situation. Ils créent ensuite une pièce, en langue locale, sur la base de ce qui a été observé. « Il ne s’agit pas de rechercher l’originalité ou de manier de grands principes philosophiques, mais de montrer ce que l’on voit et d’aller à la source du théâtre, à la relation entre acteur et spectateur », précise Philippe Dauchez.
Lors de la représentation, certains spectateurs sont debout, d’autres assis, les rires fusent, des enfants chahutent au premier rang, une jeune vendeuse propose des sachets d’eau ou de jus de fruits… On est loin de l’écoute silencieuse et disciplinée du public des théâtres conventionnels. Le spectacle est l’affaire de tous et chacun y participe. Les comédiens interpellent le public, qui, en retour, aiguillonne les acteurs. Et un débat s’ouvre après la représentation, souvent plus long que la performance elle-même.
Généralement, les villageois apprécient le spectacle et sont flattés de recevoir une troupe chez eux. « Il y a quelques années, alors que nous partions pour une tournée de quarante représentations sur les problèmes de pollution de l’eau des puits, nous avons fini par jouer plus de cent cinquante fois à la demande des chefs des villages voisins », se souvient le fondateur de Tract. S’il faut toucher le plus grand nombre, il est capital, selon les acteurs, de pouvoir retourner sur les mêmes lieux. Le premier passage permet un début de remise en question, mais il faut généralement une deuxième représentation pour convaincre de la nécessité de changement. Quand le budget le permet, des films projetés avant le spectacle ou des cassettes audio de la représentation viennent renforcer le message théâtral.
Certaines troupes pratiquent aussi le « théâtre forum », où des acteurs sont remplacés par des spectateurs. C’est le cas de Tract qui a lancé, en 1982, un « théâtre thérapeutique » avec les malades de l’hôpital psychiatrique de Bamako. Depuis vingt ans, de nombreux acteurs y ont contribué, dont Bakary Sangaré, le tout récent pensionnaire de la Comédie-Française, qui a fait ses débuts au sein de Tract. La séance se déroule selon la même séquence que dans les villages : d’abord la musique et la danse, puis les acteurs improvisent une scène en faisant intervenir les malades. Les comédiens travaillent selon un processus qui consiste à faire revivre au malade une situation traumatisante pour qu’il puisse s’en libérer. Un médecin assiste à l’atelier et donne de brèves informations aux acteurs sur le profil des patients. « Le thème est choisi au dernier moment, précise Adama Bagayoko, directeur de la troupe depuis 1982, car l’improvisation permet aux acteurs de se concentrer sur les réactions qu’ils provoquent chez les malades. » Du village à l’hôpital, participation, humour et improvisation sont donc les maîtres mots d’un théâtre vivant qui fait de chacun, acteur et spectateur, un militant… bref, un « citoyen ».

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