Bush, de Bagdad à Jérusalem ?

Auréolé par sa victoire militaire, le président des États-Unis est idéalement placé pour imposer un règlement juste du conflit israélo-arabe. Reste à savoir s’il en aura le courage politique.

Publié le 12 mai 2003 Lecture : 7 minutes.

Les États-Unis se trouvent, au Moyen-Orient, à un carrefour politique d’une importance capitale pour la région et pour eux-mêmes. Quelle route prendront-ils ? Chercheront-ils la conciliation, la légitimité internationale et une solution équitable aux problèmes de la région ? Ou bien seront-ils tentés, compte tenu de la faiblesse arabe et européenne et de leur pouvoir écrasant, d’imposer une forme de domination américano-israélienne ? On aura la réponse probablement dans les six mois, peut-être même dans les deux ou trois prochaines semaines.
Le secrétaire d’État Colin Powell, largement considéré dans le monde arabe comme le dernier bastion du bon sens politique à Washington, redescend, cette semaine, dans l’arène arabo-israélienne. Ce qu’il dira et fera lors de cette visite donnera une première indication sur les intentions de l’Amérique après la victoire en Irak. Juste après, cependant, fin mai ou début juin, le Premier ministre israélien Ariel Sharon fera le voyage de la Maison Blanche pour s’assurer que la position équilibrée de Powell ne l’emportera pas et que l’on ne demandera pas aux Israéliens de faire des « concessions » importantes aux Palestiniens ou, par la suite, aux Syriens.
Pour le moment au moins, la balance penche nettement en faveur de Sharon. L’aile marchante du président George W. Bush, la droite chrétienne, a partie liée avec le Likoud israélien et soutient ses ambitions de « Grand Israël ».
Après des décennies de travail assidu du lobby juif, le Congrès est fortement pro-israélien et totalement opposé à une pression politique des États-Unis sur l’État hébreu. Les membres influents de l’administration, que ce soit au Conseil national de sécurité, à la vice-présidence ou au désormais tout-puissant département de la Défense, sont tous des partisans de longue date d’un Israël puissant et expansionniste.
Face à ce bloc se dressent le département d’État de Powell, quelques républicains de la vieille garde et quelques voix arabes, mais aussi le Premier ministre britannique Tony Blair, qui s’est déclaré favorable à « cent pour cent » à la création d’un État palestinien viable à côté d’Israël.
Et Bush lui-même ? Quelle est sa position ? Il faut se rappeler qu’il a pris un « engagement présidentiel » en faveur d’une « Palestine » indépendante. Il l’a fait, non pas une fois, mais à plusieurs reprises. Il a donné sa bénédiction à la « feuille de route » du Quartet, qui prévoit un État palestinien en 2005. De plus, Bush doit à Blair une récompense pour le soutien sans réserve que celui-ci lui a apporté dans la guerre contre Saddam Hussein.
La question aujourd’hui est de savoir si Bush a la sagesse, la capacité et le courage politique de mettre la pression sur Sharon et de faire fi de l’inévitable tollé qui s’ensuivra aux États-Unis. Il est dans une position unique pour le faire, grâce au prestige dont il jouit en Amérique en tant que chef de guerre et à la popularité qui est la sienne en Israël, et qui est même plus grande que celle des anciens présidents Ronald Reagan et Bill Clinton. En éliminant le régime de Saddam Hussein, Bush a fait disparaître la dernière menace stratégique arabe qui pesait sur Israël. Grâce à quoi les Israéliens respirent aujourd’hui plus librement.
Si Bush était vraiment décidé à faire la paix entre les Israéliens et les Palestiniens, il pourrait même trouver un allié dans le volatil public israélien, qui sait en son for intérieur que la seule véritable sécurité à long terme repose sur un accord équitable avec les Palestiniens et une réconciliation avec les Arabes en général. Le monde arabe dans son ensemble est prêt à faire la paix et à avoir des relations normales avec Israël si l’on en revient aux frontières de 1967.
Mais un tel retrait des territoires arabes occupés est totalement rejeté par Sharon, par la droite israélienne et par les colons, qui veulent, au contraire, une reddition sans conditions des Palestiniens. Tout accord équilibré, mutuellement acceptable, avec les Arabes est pour eux l’abomination. Pour eux, sécurité est synonyme de domination. Mohamed Dahlan a été choisi comme le chef de la sécurité dans le gouvernement palestinien d’Abou Mazen précisément parce qu’il est considéré par Israël comme le seul qui puisse et veuille mettre fin à l’Intifada en matant le Hamas et le Djihad islamique même au prix d’une guerre civile israélienne. De nouveau, comme à Oslo en 1993, Israël cherche à faire sous-traiter sa défense contre le « terrorisme » par une autorité palestinienne, mais sans payer le prix politique d’une véritable indépendance palestinienne. C’est le point de vue des durs, à Washington et à Tel-Aviv. Ils estiment qu’une domination militaire, politique et technologique exercée sur les Arabes par Israël et soutenue par les États-Unis est le seul type de relation que peut avoir à long terme l’État hébreu avec ses voisins. De fait, après la victoire en Irak, la droite israélienne et ses amis américains, tel William Kristol, directeur du Weekly Standard, poussent ouvertement les États-Unis à renverser maintenant le régime islamique en Iran, dans l’espoir d’éliminer la dernière résistance sérieuse à l’hégémonie américano-israélienne dont ils rêvent.
Quelle route prendra Bush ? Pour lui, le choix le plus facile serait de rassurer son aile droite en se contentant de bonnes paroles sur le processus de paix arabo-israélien, et de se concentrer sur sa réélection en 2004. En revanche, la grande ambition historique serait pour lui de profiter de cette puissance américaine sans rivale pour mettre fin au séculaire conflit arabo-israélien, et vider l’abcès qui a empoisonné les relations entre les Arabes et l’Occident et exposé l’Amérique elle-même aux attentats terroristes.
Bush peut aussi penser que seule une telle initiative américaine audacieuse en faveur de la paix pourrait légitimer, aux yeux des Arabes et des Européens au moins, la « guerre préventive » controversée et faciliter la si difficile et si complexe expérience de nation-building en Irak. De fait, une Pax americana juste en Palestine est peut-être la seule manière d’apaiser l’inévitable résistance arabo-musulmane à l’actuel projet impérial des États-Unis.
Lorsque la Grande-Bretagne s’est retirée du Golfe en 1971, les États-Unis l’ont immédiatement remplacée et sont devenus l’influence extérieure dominante, position qu’ils ont gardée pendant les trente dernières années. Mais aujourd’hui, avec la conquête de l’Irak, ils sont beaucoup plus qu’une simple influence extérieure. Ils sont devenus eux-mêmes une puissance du Moyen-Orient. Le choix qui s’offre à eux est de savoir s’ils se concentrent sur l’Irak ou s’ils en font une plate-forme à partir de laquelle ils projettent le pouvoir américain sur une vaste zone, de l’Asie centrale à l’Afrique orientale. Mon sentiment est qu’ils opteront pour le programme limité.
L’objectif immédiat de l’Amérique en Irak est de « remodeler » le pays, d’en faire un État décentralisé, fédéral, désarmé, avec une industrie pétrolière dénationalisée et privatisée, où l’influence de Washington à long terme sera largement consolidée par les liens avec les Kurdes, qui sont la seule communauté irakienne importante à avoir soutenu sans réserve l’invasion américaine. En d’autres termes, l’objectif est d’affaiblir durablement l’Irak de telle manière qu’il ne puisse plus représenter une menace pour l’hégémonie américaine sur le Golfe dans l’avenir prévisible.
Pour cette tâche, les États-Unis n’ont pas le besoin de bases dans un pays aussi vaste et potentiellement explosif que l’Irak. Ils n’ont pas besoin d’en faire une plate-forme de projection de pouvoir. Bien au contraire, de telles bases risqueraient d’attiser un sentiment nationaliste hostile à la présence américaine. Les États-Unis ont déjà plus que ce qu’il leur faut dans la région : trois bases en Afghanistan, quatre autres dans les ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale, ainsi que des points d’appui au Koweït, à Bahreïn, aux Émirats arabes unis et à Oman. Bien que la plus grande partie des forces américaines quitte l’Arabie saoudite, ne laissant que des centres d’entraînement, les États-Unis auraient sans aucun doute accès aux bases du royaume wahhabite si le besoin s’en faisait sentir.
Les projets de l’Amérique en Irak sont à l’heure actuelle suffisamment ambitieux. De toute façon, il est probable qu’ils seront extrêmement coûteux pour le contribuable américain. Les revenus pétroliers de l’Irak seront pendant des années trop faibles pour apporter plus qu’une contribution symbolique. Les États-Unis devront vraisemblablement régler l’essentiel de la facture de la guerre et de la reconstruction en Irak, contrairement aux années 1990-1991, où l’Arabie saoudite, le Koweït et d’autres ont fourni une aide financière massive à l’effort de guerre américain. La pilule sera adoucie par le fait que les principaux contrats de la reconstruction seront attribués aux sociétés américaines qui ont des liens avec le Parti républicain, de sorte qu’une fraction de leurs profits sera recyclée sous forme de donations politiques et facilitera la réélection de Bush.
Un fonctionnaire du département d’État, Paul « Gerry » Bremer, qui se trouve être proche du secrétaire à la Défense Ronald Rumsfeld, a été nommé administrateur civil de l’Irak. Sa tâche immédiate sera d’installer dans le pays un gouvernement provisoire. Un général américain en retraite, Jay Garner, préside l’Office de reconstruction et d’aide humanitaire. Un autre Américain, Philip Carroll, dirige l’organe consultatif qui définira et mettra en oeuvre la politique pétrolière de l’Irak. Une société américaine, Grace Digital Media, contrôlée par des fondamentalistes chrétiens, a été choisie par Washington pour lancer une chaîne d’information télévisée par satellite en arabe à l’intention de l’Irak. Tels sont quelques aspects du projet impérial de l’Amérique.
Le monde arabe est encore sous le choc. Mais tôt ou tard, il devra décider comment réagir à cette nouvelle expérience coloniale.

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