Une terreur ordinaire
Dans son dernier rapport, l’ONG Human Rights Watch dénonce les violences policières et la pratique, devenue coutumière, de la torture.
Adele et Ezekiel (les prénoms ont été modifiés), un couple de la région de Mbarara, ont été arrêtés en mai 2002 par des agents d’une « unité de défense locale », une sorte de police municipale. Accusé d’avoir aidé des rebelles, le couple est conduit au poste de police et roué de coups. Le lendemain, des agents en civil du service de renseignement militaire (Chieftaincy of Military Intelligence, CMI) viennent les chercher pour des interrogatoires plus musclés et les ramènent après quelques heures. Le même scénario se répète tous les jours, pendant deux semaines. Les époux recouvrent alors la liberté, mais doivent pointer régulièrement à un poste de police, parce qu’ils « représentent une menace pour la sécurité ». Début juin, ils seront de nouveau arrêtés et, cette fois, séparés. Quatre agents du CMI embarquent Adele et la conduisent, les yeux bandés, dans une résidence à Kampala. Elle y sera humiliée, menacée de mort, torturée et violée pendant six nuits, chaque fois par un soldat différent. Le calvaire durera près de deux mois. Tout comme celui d’Ezekiel, torturé dans une autre résidence, et qui rentrera chez lui avec six dents en moins.
Ce sont des témoignages comme celui-là que l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch (HRW) a publiés le 29 mars dans un rapport(*) sur la torture en Ouganda. Selon ce document de 76 pages, « des agences officielles ou ad hoc de sécurité, de renseignement ou de l’armée, contrôlées par le gouvernement ougandais, ont proliféré. Elles pratiquent des détentions illégales et arbitraires, se livrent à des exécutions extrajudiciaires, et utilisent la torture pour obliger les victimes à confesser des liens avec des anciens opposants au pouvoir en place ou avec des mouvements rebelles existants ». Une enquête menée en juin 2003 par HRW auprès des détenus « politiques » de la prison de Kigo, près de la capitale Kampala, a révélé que 90 % d’entre eux avaient été torturés avant leur incarcération officielle.
Parmi les formes de torture favorites des « forces de l’ordre » ougandaises, il y a le « kandoya » – on lie dans le dos les mains et les pieds de la victime avant de la suspendre au plafond – et le « Liverpool », ou « torture à l’eau », qui consiste à forcer la victime à s’allonger, bouche ouverte, et à recevoir directement dans la gorge le jet d’eau continu d’un robinet. La panoplie complète du tortionnaire – objets contondants en métal ou en bois, câbles électriques, aiguilles ainsi que tout ce qui peut mutiler les organes génitaux – est aussi présente dans les safe houses (littéralement « résidences sûres »), désignation locale des lieux de détention extrajudiciaires, où oeuvrent différentes officines ougandaises de sécurité et de renseignement. Celles-ci n’ont aucun mandat légal pour arrêter et séquestrer des citoyens sans les présenter à la justice. Interdites par le Parlement en 1995, les safe houses, qui ne sont manifestement sûres que pour les tortionnaires, ont refait leur apparition pendant la campagne électorale de 2001.
Le 12 mars de cette année-là, dans un climat tendu, le président Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 1986, affrontait dans les urnes un ancien compagnon d’armes devenu rival politique, Kizza Besigye. Museveni emporta officiellement l’élection présidentielle avec 69,3 % des voix, contre 27,8 % pour Besigye, mais celui-ci contesta les résultats devant la Cour suprême. Après des passages répétés dans les postes de police, Kizza Besigye fut finalement contraint à l’exil en septembre 2001. Depuis cet épisode, le gouvernement ougandais, sans fournir de preuves, accuse Besigye et ses partisans d’avoir créé un mouvement rebelle, la People’s Redemption Army (PRA, « Armée de rédemption du peuple »).
Depuis 2001, les cas de détention arbitraire et de torture se sont ainsi multipliés, selon le rapport de HRW. La plupart des victimes, accusées de « trahison » ou de « terrorisme », ont été arrêtées en raison de liens supposés avec des opposants au régime de Kampala. Dans le cas d’Adele, le seul crime qui lui soit imputable semble être d’avoir fait campagne pour Kizza Besigye en 2001. Avant que son supplice ne commence, elle s’est vu proposer par ses tortionnaires 4 millions de shillings ougandais (1 728 euros) pour dénoncer Besigye comme étant un « rebelle » à la télévision.
Le gouvernement ougandais a réagi à l’enquête de HRW par la bouche de John Nagenda, un conseiller du président Museveni. Se contentant d’une ligne de défense assez sommaire, il a qualifié la vingtaine de témoignages rassemblés dans le rapport de « tissu de mensonges né d’une imagination fiévreuse ».
* State of Pain : Torture in Uganda, Human Rights Watch Report, 29 mars 2004.
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