Pyromanes à l’oeuvre

Publié le 13 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

Il y a tout juste un an, le 9 avril 2003, l’armée américaine, qui avait envahi l’Irak le 20 mars, entrait dans Bagdad, la capitale du pays et… la livrait aux pilleurs.
Le régime s’effondrait.
Son chef, Saddam Hussein, et l’oligarchie politico-militaire d’hommes moustachus, ventrus et vieillissants qui en était l’ossature, entraient dans la clandestinité ou prenaient la fuite.
Il ne faudra que trois autres semaines aux Américano-Britanniques pour parachever l’occupation du pays et, dès le 1er mai, le président George W. Bush croyait pouvoir déclarer que la guerre était finie. Pour que nul n’en doute, il ajouta à l’intention de ses électeurs, avec un large sourire : « Mission accomplie ».
Je suis persuadé qu’il croyait vraiment que la guerre était, pour l’essentiel, terminée et qu’il avait gagné la partie. Comme quoi, on peut être le chef d’une grande puissance et manquer de vision.

Les États-Unis venaient de se prouver et de montrer au monde que leur puissance diplomatique, militaire et financière leur permettait d’ignorer l’ONU et de braver l’opinion publique mondiale. Ils pouvaient tout oser et réussir tout ce qu’ils entreprenaient.
C’est du moins ce qu’on a cru sur le moment.
Mais les douze mois qui se sont écoulés depuis cette apparence de triomphe ont fait apparaître que la superpuissance avait une très grande faiblesse : la médiocrité, l’irréalisme et la subjectivité des hommes et des femmes qui la dirigent depuis le début de ce XXIe siècle.

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Celui qui personnifie le mieux cette faiblesse a pour nom Paul Bremer : c’est le proconsul américain en charge de « remodeler l’Irak et d’y instaurer la démocratie ». Installé depuis près d’un an dans un palais de Saddam au centre de Bagdad, il a plus de pouvoirs et de moyens que l’ancien raïs et a réussi le tour de force d’y faire tuer presque autant d’hommes, de femmes et d’enfants que lui (en moyenne annuelle).
Parce qu’il est au feu et qu’il exécute les ordres qu’il reçoit du Pentagone et directement de la Maison Blanche, parce que sa mission va bientôt se terminer, on n’a pas jusqu’ici soumis ses décisions et ses actes au crible de la critique.

Son bilan est pourtant aussi accablant qu’est renversante l’arrogance qui a permis de penser qu’un haut fonctionnaire américain, qui ne connaît pas le Moyen-Orient et rien de l’Irak, qui n’en parle pas la langue, pouvait en être le nouveau « raïs ».
Parachuté à Bagdad, il y vit, depuis mai dernier, dans un palais érigé en bunker ; sans y avoir été préparé, il exerce un pouvoir absolu sur 27 millions d’Irakiens réputés depuis des siècles particulièrement difficiles à gouverner.
Sur ordre du Pentagone – et pour tenir une promesse faite à Israël -, il a, dès le mois de mai 2003, d’un trait de plume, dissous l’armée irakienne et le parti Baas, colonne vertébrale du pays. Pour la première fois dans l’histoire moderne et d’un même coup, un grand pays dans la tourmente s’est donc retrouvé sans gouvernement, sans forces de l’ordre, sans police des frontières, sans douane – mais quadrillé par 150 000 militaires étrangers incapables de communiquer avec la population.
Pour combler ce vide abyssal, Paul Bremer a créé un ersatz de gouvernement doté de pouvoirs consultatifs et composé… d’Irakiens qui avaient émigré de leur pays depuis des lustres (dont l’inénarrable Ahmed Chalabi).
Ces « ministres », qui ne peuvent quitter leurs bureaux que sous escorte militaire américaine, ne sont même pas parvenus à s’entendre pour désigner parmi eux celui qui présiderait leurs réunions.

Appelés par personne, les Américains étaient venus en Irak, ont-ils dit – entre autres mauvaises raisons -, pour libérer un peuple de la dictature et reconstruire la nation irakienne (« nation building »). En fait de construction, ils ont détruit l’État irakien qui existait avant la dictature et permettait au pays de continuer à fonctionner correctement sous cette même dictature, et en dépit d’elle.
Résultat : un an après « la fin de la guerre », même dans sa partie non perturbée par la guérilla, l’Irak de Paul Bremer vit et fonctionne moins bien que les pays voisins auxquels l’Amérique voulait le donner comme exemple.
Ceux qui reviennent de cet Irak placé sous administration directe américaine parlent d’anarchie, de corruption, de népotisme, de gabegie, de mauvais fonctionnement à tous les niveaux.
L’argent américain y coule à flots, mais ne tombe pas toujours dans les bonnes poches.

On en arrive à se poser et à poser la double et grave question que voici : le fait que Paul Bremer ne soit qu’une pâle imitation de son illustre compatriote le général Mac Arthur, l’homme qui a démocratisé le Japon, est-il la seule cause du désastre et de l’impasse actuels ? L’incompétence et l’arrogance des Américains en charge de l’Irak suffisent-elles à expliquer cette situation ?
Autres questions tout aussi graves :
Pourquoi ont-ils détruit l’État irakien alors qu’en 1945, dans une situation analogue (ou presque), leurs prédécesseurs, sous la direction de Mac Arthur, n’ont pas détruit l’État nippon après avoir vaincu son armée et occupé son territoire ?
Peut-on exclure qu’il s’agit d’une politique délibérée, comparable à celle de Sharon en Palestine – et inspirée par elle -, dont le but est précisément de remplacer l’Irak uni et relativement puissant par une autre construction plus fragile ?

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Si cette hypothèse est la bonne, nous assistons, en fait, au début de ce que ces messieurs ont eux-mêmes appelé le « remodelage » de l’Irak et de la région.
La « guerre mondiale contre le terrorisme » n’en serait alors qu’à son début. Et, de surcroît, serait, en réalité, comme beaucoup d’observateurs avertis l’ont déjà affirmé, le point de départ d’une vaste entreprise hégémonique conçue par l’entourage intégriste de Donald Rumsfeld et personnifiée par un certain Paul Wolfowitz de triste renommée.
Dans ce cas, l’Afghanistan et l’Irak ne seraient que les premiers théâtres d’opérations (et champs d’expérimentations) de cette guerre. Le « Grand Moyen-Orient » lui-même n’en serait que le premier volet.
Les pays qui le composent et leurs dirigeants se posent, en tout cas, la question de savoir quand l’incendie va se propager chez eux et qui sera la prochaine cible de ces « allumés » qui ont pris le pouvoir à Washington il y a un peu plus de trois ans…

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