« Plus jamais ça ! »
Entre avril et juin 1994, de 800 000 à 1 million de Rwandais tutsis – et hutus modérés – furent tués au cours de massacres commandités par la frange la plus extrémiste du pouvoir hutu. Mercredi 7 avril 2004, dix ans après le génocide, c’est un pays encore meurtri qui célèbre la mémoire de ses morts. La cérémonie officielle se déroule au stade Amahoro (« La Paix » en kinyarwanda), à Kigali, en présence de 25 000 spectateurs. Sur d’immenses banderoles noires suspendues aux tribunes, on peut lire, en lettres jaunes, « Never again/Plus jamais ça ». Le violet, couleur du deuil rwandais, est omniprésent dans la tribune officielle.
Il est 10 heures, la foule silencieuse attend l’arrivée du président Paul Kagamé et de ses invités en écoutant les chants mélancoliques diffusés par les haut- parleurs. Un refrain, lancinant, tourne en boucle dans l’air immobile : « Impinja ntizigapfe » (« Les bébés ne devraient pas mourir »). Les tribunes sont hérissées d’ombrelles multicolores dont certaines sont à l’effigie du président rwandais. Plusieurs personnes portent des panamas. Chacun se protège du soleil comme il peut. Quelques heures plus tôt, Kagamé, accompagné de nombreux chefs d’État et de représentants de la communauté internationale, a assisté à l’inhumation, au Mémorial national de Gisozi, des restes de trois cent cinquante victimes retrouvés dans trois fosses communes.
Ses invités, Thabo Mbeki, Mwai Kibaki et Yoweri Museveni, respectivement présidents d’Afrique du Sud, du Kenya et de l’Ouganda, Azarias Ruberwa, vice-président de la République démocratique du Congo, Pierre Buyoya, ex-président du Burundi, Alpha Oumar Konaré, président de la Commission de l’Union africaine, Renaud Muselier, secrétaire d’État français aux Affaires étrangères, et Guy Verhofstadt, Premier ministre belge, seul chef d’État et de gouvernement occidental présent, ont déposé une couronne de fleurs sur les cercueils tendus de drap blanc. Le président rwandais a ensuite allumé une flamme qui brûlera pendant cent jours.
Il est presque midi lorsque Kagamé et ses invités s’installent enfin dans la tribune officielle du stade Amahoro. À l’hymne national interprété par la fanfare succèdent trois minutes de silence. Le stade se lève comme un seul homme et se plonge dans le recueillement. Une longue plainte qui s’achève par un cri déchirant perce soudain le silence. Une femme, brusquement submergée par le souvenir, hurle sa douleur. À partir de ce moment et pendant près de deux heures, les sanglots et les hurlements retentiront des quatre coins du stade. Des agents de la Croix-Rouge se précipitent vers les gradins pour empêcher une femme en proie à une crise de nerfs de se jeter dans le vide. Les décibels sont recouverts par le bruit des chaises en plastique qui s’effondrent et la clameur de la foule. La confusion règne pendant quelques minutes. Les journalistes, se détournant de la tribune officielle, se ruent vers les endroits d’où s’élèvent les cris les plus stridents.
Le stade s’apaisera peu avant l’allocution d’Alpha Oumar Konaré, qui déclare notamment, d’une voix tonitruante : « C’est devant vous que nous devons présenter des excuses et nous repentir Monsieur le Président de la République ! » Avant de conclure par ces mots : « Nous ne devons jamais désespérer de l’homme. Le sang versé fertilisera l’amour de l’autre. » La Belgique, l’ancienne puissance coloniale, est invitée à son tour à prendre la parole. Comme il l’avait déjà fait le 7 avril 2000, le Premier ministre Guy Verhofstadt présente une nouvelle fois ses excuses au nom de son peuple et de son pays : « Commémorer le génocide, c’est surtout reconnaître et assumer notre responsabilité. Nous portons tous une responsabilité, nous avons tous failli. Nous avons préféré ignorer l’horreur. Nous avons failli à notre devoir le plus élémentaire, notre devoir d’ingérence et d’humanité. » Et de reconnaître « l’inaction » de la Belgique, avant d’achever son discours par quelques phrases en kinyarwanda.
Aux discours convenus et contrits des intervenants succède celui, péremptoire et sans complaisance, de Paul Kagamé. Au moment où le président rwandais prend la parole, les regards se tournent vers le secrétaire d’État français aux Affaires étrangères. Les relations entre Paris et Kigali ne sont guère au beau fixe. Surtout depuis que le juge français Jean-Louis Bruguière a accusé Kagamé d’avoir commandité l’attentat contre le président Juvénal Habyarimana, détonateur du génocide. Muselier, qui n’a pas été invité à s’exprimer, reste impassible.
Dans son discours, Kagamé évoque d’abord le génocide « calculé, prémédité, pour une partie de la société rwandaise », et ses atrocités. « Nous avons le pouvoir de faire en sorte que ce qui s’est passé ne se reproduise plus jamais », assène-t-il avant d’égratigner la Belgique en rappelant que les origines du génocide remontent à la colonisation. Mais c’est surtout la France qui en prendra pour son grade. « J’aimerais parler d’un pays qui, contrairement aux autres, qui ont présenté leurs excuses, ne l’a toujours pas fait. J’ai nommé la France », dit-il en détachant lentement ses mots.
Kagamé ne ménage pas non plus la communauté internationale : « Si le génocide a eu lieu ici, c’est la faute des Rwandais, mais aussi celle des grandes puissances occidentales qui sont si arrogantes qu’elles peuvent dicter ce qui doit se passer dans les autres pays, même si cela doit faire tuer une partie de la population. Et ce pour des raisons d’intérêts stratégiques. » Le président va jusqu’à évoquer un possible racisme pour justifier l’inertie des grandes puissances : « Toutes ces nations puissantes ont regardé des milliers de gens perdre la vie. J’aimerais ne pas avoir à dire que cela est dû à la couleur de leur peau. »
S’agissant de l’opération Turquoise, lancée par la France avec un mandat des Nations unies pour stopper les tueries, Paul Kagamé déclare : « L’amère vérité, c’est que l’opération Turquoise n’était pas destinée à sauver les victimes, mais les génocidaires. Je le dis sans peur des conséquences. » C’en est trop pour Renaud Muselier qui décide d’écourter son séjour et de regagner Paris dès la fin de la cérémonie. La veille, il déclarait à un journaliste venir en « signe de sympathie ». Il y a fort à parier qu’il rentrera en France empli d’un tout autre sentiment. Son fauteuil restera vide au cours de la seconde partie de la cérémonie, qui s’est déroulée dans la soirée au stade Amahoro. Il n’entendra pas le témoignage d’enfants rescapés venus rapporter l’indicible. Comme celui de ce garçon qui a expliqué comment il avait survécu à sa mère, son oncle et son grand-père assassinés, caché des jours durant dans un égout, au milieu de cadavres en décomposition. Il ne verra pas non plus les milliers de cierges allumés à la mémoire des victimes au cours d’une cérémonie perturbée par une pluie battante, comme autant de larmes. Comme si, de là-haut, de nombreuses âmes blessées voulaient exprimer leur douleur par la voie du ciel.
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