Boxe : une bande dessinée raconte comment Joe Frazier a mis Mohamed Ali au tapis
Le 8 mars 1971, dans un Madison Square Garden bourré à craquer, le puissant boxeur né en Caroline du Sud battait Mohamed Ali. Deux styles, deux visions du monde que nous racontent Loulou Dedola et Luca Ferrara dans une magnifique bande dessinée.
En phase avec une société du spectacle déjà bien installée, Mohamed Ali sut très tôt comment construire sa légende au-delà du ring. L’Histoire, qui peut parfois se laisser berner, a surtout retenu son combat du 30 octobre 1974, à Kinshasa, contre George Foreman. « The rumble in the jungle », victoire par K.O au 8ème round : le monde continue d’en parler, même ceux qui n’étaient pas encore nés, mais ont vu et revu les films d’époque, les documentaires, les longs métrages.
Pourtant, le combat du siècle, « The Fight » s’était sans doute déroulé trois ans plus tôt aux États-Unis, dans un Madison Square Garden bourré à craquer. Ce jour-là, Mohamed Ali affrontait Smokin’Joe Frazier et perdait aux points, 6 rounds contre 8 pour l’enfant de Beaufort (Caroline du Sud).
Cinquante ans après ce match, dix ans après la mort de Joseph William Frazier, le scénariste Loulou Dedola et le dessinateur Luca Ferrara (déjà co-auteurs de Fela Back to Lagos) ont uni leurs forces pour raconter la vie de celui qui mit Ali au tapis dans une bande dessinée informée, dynamique et éminemment politique (Le Combat du siècle, Futuropolis, 114 pages, 19 euros). Politique, parce que la boxe n’est pas tout à fait un sport comme les autres. En particulier durant les années 1970, dans une Amérique divisée par la question raciale où, face à la ségrégation et au racisme, s’affrontent des idéologies de libération parfois antagonistes.
Violence, racisme, entraide, amour
Dans Le combat du siècle, Ferrara et Dedola ont fait le choix de s’intéresser au parcours de Frazier, depuis son enfance dans les camps de coton de Caroline du Sud, où il fut conducteur de mule à l’adolescence, jusqu’au ring du Madison Square Garden. La violence quotidienne, le racisme, la bienveillance familiale, l’entraide et l’amour qui entourent l’enfant sont racontés sans pathos et montrent un jeune homme blessé par l’injustice, bouillonnant, qui laisse parler sa rage contre un sac de boxe fabriqué de ses mains… et parfois contre un raciste blanc qui ignore la puissance de son crochet du gauche.
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À l’âge de 16 ans, Frazier commença à travailler à New York dans une fabrique de Coca-Cola, avant de rejoindre Philadelphie, où il se fit embaucher dans un abattoir. Les pages le montrant en train de s’entraîner en boxant des carcasses de bœufs comptent parmi les plus fortes de l’album. La suite raconte la montée en puissance de celui qui se rêve en Joe Louis, qui fut champion du monde poids lourds pendant plus de onze ans, entre 1937 et 1949.
Mais les auteurs ne s’intéressent pas qu’à la boxe, ils peignent une époque de changements au cours de laquelle la société africaine-américaine s’évertue à prendre son destin en main. Cassius Clay s’éloigne de Malcolm X, rejoint la Nation of Islam d’Elijah Muhammad et devient Mohamed Ali. Frazier remporte la médaille d’or des Jeux olympiques de Tokyo en 1964, où il a remplacé Busther Mathis, blessé, au dernier moment. Ce succès lui vaut d’être courtisé, lui aussi, par la Nation of Islam.
La souffrance du peuple noir a forgé mon corps, mais n’a pas rempli mon âme de haine envers les Blancs
La réponse du baptiste qu’il est ? Les auteurs l’imaginent ainsi : « Je ne viens pas de Détroit, mon frère ! Je suis né et j’ai grandi ici, en Caroline du Sud, le premier État à avoir fait sécession à l’annonce de l’abolition de l’esclavage. Dès l’âge de huit ans, je me levais à quatre heures du matin pour aider mon père à ramasser le coton dans notre “White dirt”. À 13 ans, j’ai quitté l’école pour travailler dans les plantations où autrefois mes grands-parents furent esclaves. La souffrance du peuple noir a forgé mon corps, mais n’a pas rempli mon âme de haine envers les Blancs. »
« The greatest »
À force d’efforts et d’entraînements stakhanovistes, Frazier monte en puissance et parvient à séduire un collectif d’investisseurs prêts à financer sa carrière. Pendant ce temps, le très fanfaron Mohamed Ali entre dans le dur de la politique en refusant de se rendre au Vietnam : « Aucun Viêt-Cong ne m’a jamais traité de nègre ! ». La phrase restera dans l’histoire, il perdra titre et licence.
Solidaire, Frazier refuse de participer au tournoi de la WBA visant à sacrer un autre champion et demande le rétablissement de la licence d’Ali. Pour les caméras de télévision et les journalistes, Ali assure le spectacle à force de poèmes, de provocations et de bons mots. Subtilement, les auteurs sous-entendent que la rivalité entre les deux colosses tiendrait beaucoup à la volonté d’Ali de mettre en scène leur légende. « The greatest » finit par renoncer officiellement à son titre et Frazier peut dès lors affronter le champion du monde WBA Jimmy Ellis : il sera vainqueur par K.O. Technique à la cinquième reprise. Arrivé au sommet, Smokin’ Joe rencontre le président Nixon et en profite pour lui faire passer un message : il faut que Mohamed Ali retrouve sa licence.
Attaques
C’est néanmoins au terme d’un appel auprès de la Cour suprême des États-Unis que ce dernier la récupère et peut enfin reprendre la boxe. Un seul adversaire possible : Frazier. Le combat aura lieu le 8 mars 1971 et l’on dit alors qu’il « devrait générer entre 20 et 30 millions de dollars. »
C’est sans doute à ce moment que l’histoire devient plus sombre. Habitué à mener une guerre psychologique et médiatique contre ceux qu’il va affronter, adepte du « trash talking », méprisant et sûr de lui, Ali se laisse aller aux insultes. Les auteurs retranscrivent ainsi ses propos, tenus lors d’une interview : « Frazier, c’est un Oncle Tom. Il m’appelle Cassius Clay alors que le pire des Blancs m’appelle Mohamed Ali. C’est un Noir d’une autre espèce. Il n’est pas comme moi. Il y a deux types d’esclaves. Il est pire que vous, pour moi ! Voilà pourquoi je dis qu’il est un Oncle Tom. C’est un frère, peut-être qu’un jour il sera comme moi. Mais actuellement, il travaille pour l’ennemi. «
Joe Frazier est trop laid pour être champion. Il est trop stupide pour être champion
Après l’attaque politique viendra l’attaque personnelle, peu élégante. « Joe Frazier est trop laid pour être champion. Il est trop stupide pour être champion. Le champion doit être intelligent et beau, comme moi. » Les coups d’Ali portent, les auteurs montrent un Smokin’ Joe bouillonnant comme l’enfant qu’il était, mais résolu, stoïque et remonté. « J’écraserai cette grande gueule. Dès demain, on se remet tous au travail. » Frazier sait que, symboliquement, politiquement, Mohamed Ali a le soutien d’une majorité des Africains-Américains. Va-t-il pour autant se laisser dominer ?
Plus qu’un affrontement de boxeurs
Quand le combat commence, le 8 mars, les plus grandes célébrités du moment sont venues assister au choc des titans : Aretha Franklin, Count Basie, Bing Crosby, Ted Kennedy, Frank Sinatra, Brut Lancaster… Si le combat est équilibré, la détermination et l’endurance de Frazier lui permettent de l’emporter aux points… Ce titre chèrement acquis, Frazier le perdra deux ans plus tard face à un certain George Foreman, le 22 janvier 1973, à Kingston (Jamaïque), lors d’un combat intitulé « The sunshine showdown ».
Quant à Ali, il retrouvera Frazier sur le ring le 28 janvier 1974 et le 1er octobre 1975 aux Philippines (« Thrilla in Manilla ») – deux combats qu’il remportera. Ce qui n’empêche pas Ferrara et Dedola d’étriller la légende. Était-il nécessaire de traiter Frazier de « singe » et de « gorille » ? Était-il nécessaire de participer à un meeting du Klu Klux Klan pour déclarer que « Les noirs doivent se marier avec les noirs. Les oiseaux bleus avec les oiseaux bleus » ? Quoi qu’il en soit, ce combat du siècle fut bien davantage qu’un affrontement de boxeurs.
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