Moqtada Sadr

Incarnation de l’aile radicale de sa communauté, ce jeune leader chiite irakien est devenu l’ennemi numéro un des Américains.

Publié le 13 avril 2004 Lecture : 6 minutes.

Il a gâché les festivités que s’apprêtait à organiser la Maison Blanche à l’occasion de la célébration du premier anniversaire de la chute de Bagdad, le 9 avril 2003. Moqtada Sadr, 30 ans, fils de Mohamed es-Sadek, prestigieux ayatollah assassiné par les sbires de Saddam Hussein en 1999, incarne aujourd’hui l’Intifada chiite contre l’occupant américain depuis son prêche politique du 2 avril, à la mosquée de Koufa, celle-là même où, en 661, Ali, cousin et gendre du Prophète, avait été assassiné. Considéré comme représentant de l’aile dure d’une communauté plutôt hostile aux Américains, mais passive face à l’occupation, il n’avait lancé, jusque-là, que des appels à manifestations pacifiques. Quand, en 2003, Paul Bremer, proconsul d’Irak, lui propose d’intégrer le Conseil de gouvernement transitoire, il décline l’offre et appelle ses militants à créer Djeish el-Mahdi, « l’armée du Mahdi » (l’imam occulté pour les chiites). Plus d’un million de jeunes de Sadr City, de Kerbala et de Basra ont répondu à son appel.
Dans son sermon du 2 avril, il affirme que les manifestions populaires ne servent plus à rien. « Refuser l’occupation, c’est prendre les armes pour chasser la coalition de la terre d’Irak », donnant ainsi le la pour que les chiites rejoignent la résistance sunnite. Motif : les troupes américaines avaient arrêté Mustapha Yaacoubi, son directeur de cabinet, soupçonné d’être le commanditaire du lynchage par une foule hystérique d’Abdelaziz el-Khoï, un ayatollah de retour de son exil britannique, en avril 2003. Depuis, la Coalition a vu ses pertes et ses revers militaires se multiplier. Les Bulgares, stationnés à Kerbala, les Espagnols et les Salvadoriens de Nadjaf, les Italiens de Nassiriya, les Ukrainiens de Kout ou les Britanniques de Basra vivent quotidiennement la peur au ventre. Quant aux Sud-Coréens, ils ont suspendu leurs activités et restent confinés dans leurs quartiers.
Ni son jeune âge ni ses connaissances théologiques sommaires n’ont empêché Moqtada Sadr de devenir l’icône de la résistance. Il ne revendique pas de titre religieux, mais il sait se servir des concepts chers aux chiites. Loin d’être un grand tribun, il n’a cependant pas besoin d’élever la voix pour haranguer les foules de fidèles assistant à la prière du vendredi à la mosquée de Koufa. Le ton monocorde de ses prêches n’empêche pas son verbe de faire mouche. Son discours est truffé de références religieuses pour entretenir la flamme de la contestation. Sa légitimité ? Il la tire de son ascendance, très importante aux yeux des membres de la communauté chiite, majoritaire au sein de la population irakienne. « Je ne suis peut-être pas un marjaa [« ayatollah de référence », NDLR], mais je suis un wakil. » Ce titre, que l’on pourrait traduire par « fondé de pouvoir », a cessé d’être attribué à la fin du Xe siècle. Il se l’est attribué sans hésiter. Outre son nom (son père est le marjaa que l’on sait, et son oncle, Mohamed Baqer Sadr, fut le maître à penser d’un certain Ruhollah Khomeiny), Moqtada a un autre motif de fierté : il n’a jamais quitté l’Irak, même au plus fort de la répression de Saddam Hussein. « Je ne suis pas un ayatollah revenu en Irak grâce aux blindés américains, dit-il, ciblant manifestement Abdelaziz el-Khoï. Et je ne fais pas allégeance à une capitale voisine », visant la dynastie des Hakim, dont l’ayatollah Abdelaziz, membre du Conseil de gouvernement provisoire et réputé proche de Téhéran.

Chez les chiites, les querelles de chapelle sont légion et la concurrence entre les hawza (courant de pensée disposant d’un système d’enseignement théologique à la tête duquel se trouve le marjaa) irakienne et iranienne est rude. Pour les chiites irakiens, le marjaa est l’ayatollah el-ozma (« grand ayatollah ») Ali Sistani. Prestigieux, Sistani a néanmoins deux handicaps : il est d’origine iranienne et prône le quiétisme, courant de pensée préconisant la passivité face à l’autorité centrale, fût-elle mécréante. Le jeune leader ne s’inscrit pas dans cette logique.
Moqtada n’aime pas beaucoup Sistani, qui le lui rend bien. En octobre 2003, des miliciens de l’armée d’el-Mahdi tentent de prendre le contrôle du mausolée d’Ali, à Nadjaf, pour priver les partisans de Sistani de cette prestigieuse tribune durant les prêches du vendredi. Les affrontements font une vingtaine de morts de part et d’autre. Pour mettre fin au bain de sang, Moqtada se rend à pied au domicile de Sistani, distant de quelques centaines de mètres de son fief à la mosquée de Koufa. Sistani refuse de recevoir « Moqtada le profane ». L’argument ? « L’ayatollah el-ozma ne discute qu’avec ses pairs, et le fils de Sadr n’en est pas un. » Moqtada accuse le coup sans broncher, consent à négocier avec Mohamed Réda, fils de Sistani, mais se promet de prendre sa revanche.

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Pour s’opposer à la hawza de Sistani, il met en place un autre système : la hawza natiqa (« la hawza parlante ») en opposition à la hawza ilmiyya (« la hawza savante ») de l’ayatollah el-ozma. La référence de Moqtada est l’ayatollah Kadhem Haeri, cofondateur du parti irakien Daawa, et qui prône la « Wilayat el-Faqih » en vertu de laquelle le pouvoir absolu sur la gestion de la cité revient à l’ayatollah qui incarne
l’imam. Objectif de Moqtada : « Chasser les Américains et instaurer une République islamique. »
Dès la chute de Bagdad, il structure son mouvement, installe ses représentations dans toutes les villes du sud du pays qui deviennent
autant de maktab es-sayed, « bureaux du seigneur », le seigneur étant Moqtada. Il lance une publication hebdomadaire baptisée tout simplement Hawza Natiqa. La ligne éditoriale et les propos irrévérencieux à l’égard des occupants embarrassent les Américains, lesquels décident d’interdire ce journal le 25 mars dernier.
L’Intifada du pays chiite fait de Moqtada l’ennemi numéro un de Paul Bremer, qui a lancé, le 4 avril, un mandat d’arrêt contre lui. Cependant, la neutralisation du jeune leader chiite, entouré d’une centaine de miliciens prêts à mourir pour lui, semble relever de la gageure. Quant à son élimination physique, elle en ferait le premier martyr d’une révolution chiite et aurait des conséquences incalculables pour la Coalition. Pourtant, la Maison Blanche semble pencher pour cette solution. George W. Bush et Donald Rumsfeld préparent leur opinion en répétant que Moqtada n’est pas un chef religieux, mais un hors-la-loi. Il n’est peut-être ni chef religieux ni chef militaire, mais il est un fin politique dont le peu de charisme ne l’empêche pas de communiquer avec efficacité. Trois événements l’attestent.
Après s’être réfugié, le 2 avril au soir, dans la mosquée de Koufa protégé par un bouclier humain, Moqtada a volontairement quitté le prestigieux édifice « pour éviter que le tyran américain ne le bombarde ». Le geste a été salué par toute la communauté chiite de par le monde.
Deuxième preuve de son savoir-faire politique : son message d’allégeance à Sistani – « Je place mon combat sous votre bannière » – envoyé le 7 avril, depuis son refuge clandestin. Une manière de piéger le quiétiste Sistani et de balayer les hésitations des partisans de ce dernier pour qu’ils rejoignent le djihad.
Troisième preuve de l’habileté du jeune leader : il a passé sous silence le dernier message d’Abou Mossab el-Zarkaoui, chef opérationnel d’el-Qaïda en Irak. Le fugitif jordanien a promis, dans un enregistrement sonore diffusé le 5 avril par les chaînes de télévision du Golfe, une augmentation des attaques contre les troupes américaines. Zarkaoui revendique la mort de deux cents soldats américains et menace les chiites, coupables de passivité à l’égard de l’occupant. Non seulement Moqtada n’a pas jugé utile de répondre à Zarkaoui, mais il a béni la résistance de « Fallouja la sunnite », assiégée et bombardée par l’armée américaine après l’assassinat, dans des conditions atroces, de quatre agents de sécurité américains.
Si la Coalition a eu la main lourde pour mater l’Intifada chiite, et si les jours de Moqtada Sadr semblent comptés, à la Maison Blanche, depuis ce 2 avril, on a du mal à trouver le sommeil. À quelques mois de la présidentielle, un jeune homme de 30 ans est devenu un véritable cauchemar américain.

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