Michel Barnier, l’inconnu du Quai d’Orsay

Contrairement à l’image lisse qui émane de lui, le nouveau chef de la diplomatie n’a cessé de développer tout au long de sa vie politique des idées originales. Et d’adopter un comportement surprenant. Portrait.

Publié le 13 avril 2004 Lecture : 8 minutes.

Dans tout remaniement ministériel, il est des « poids lourds » qui s’affichent. La presse salue leur arrivée ou elle la conteste. Leurs caricatures sont déjà prêtes. On guette leurs premières déclarations et ils impriment, sitôt nommés, leur marque sur leur ministère. Et puis il y a les autres, les modestes, les inconnus, les transparents, les discrets. Ceux-là, on a du mal à les identifier sur la photo de famille, quelle que soit leur place. Pendant les six premières années de l’après-guerre, la Grande-Bretagne a été gouvernée par un Premier ministre, Clement Atlee, qui faisait partie de cette catégorie. Une plaisanterie circulait à Londres : « Une voiture vide s’arrête. Monsieur Atlee en sort… »
Au sein du gouvernement français, le nouveau ministre des Affaires étrangères – « Comment s’appelle-t-il, déjà ? » – pourrait être celui dont on entend retentir les pas dans un Quai d’Orsay désert. La caravane de Dominique de Villepin s’est éloignée vers la place Beauvau dans une bourrasque de flashs, de journalistes et de communiqués. Dans la rotonde de son bureau d’ors et de lambris, sous un lustre de cristal éclairé tard le soir, Michel Barnier s’est mis au travail.
Il y a tout juste deux ans, lorsque Jean-Pierre Raffarin, propulsé à Matignon par le raz-de-marée des législatives et la confiance d’un président lui-même plébiscité, avait proposé à Michel Barnier un maroquin ministériel dans une équipe à laquelle tout semblait sourire, ce dernier avait décliné l’offre, préférant poursuivre sa tâche à Bruxelles comme simple membre de la Commission européenne, responsable de la politique régionale et des réformes institutionnelles. Aujourd’hui, « parce que les circonstances sont difficiles », il a choisi de ne pas se dérober. En acceptant le risque d’intégrer un gouvernement, désavoué d’emblée, dont les jours sont comptés, en relevant le défi d’apparaître comme un bien terne pédagogue après les flamboiements lyriques de son prédécesseur au Quai, en assumant l’ingrate besogne de faire tomber la tension entre la France et les États-Unis sans baisser pavillon et en s’arrachant, ne fût-ce que pour une partie de son temps, au berceau de sa chère Europe, coeur de sa stratégie, qui exige cependant, plus que jamais, des soins intensifs.
Une telle décision, de l’ordre de la gageure, demande à l’évidence à celui qui la prend des qualités dépassant de loin celles du « bon élève » ou du « gendre idéal » dont on crédite généralement Michel Barnier.
Mais qui connaît le parcours de cet homme incarnant la réussite et les valeurs de la « France d’en bas » au point de s’en faire désormais le messager officiel non seulement en Europe, mais aux quatre coins de la planète ?
Né à La Tronche, dans les Alpes, en 1951, fils d’un artisan gainier dont le métier séculaire était d’habiller les meubles, les tiroirs et les coffrets de tissu ou de peau, élève du lycée d’Albertville dans la France profonde, marcheur, nageur, skieur, tennisman et véliplanchiste – des disciplines dans lesquelles son 1,88 m athlétique lui a permis d’exceller -, Barnier a tourné le dos à l’ENA, sésame de la haute fonction publique française et destination naturelle des premiers de la classe. Non qu’il n’ait été fasciné très tôt par la politique : dès l’adolescence, la figure du général de Gaulle, son oeuvre et plus particulièrement la lecture de ses Mémoires de guerre ont convaincu le grand Michel que sa propre existence doit tirer son sens de l’action mise au service des autres. Attaché à sa région, plutôt que d’aller à Paris pour y endosser un costume de sous-préfet, il reste collé au terrain. À 16 ans, il participe, chez lui, à sa première campagne électorale. Un an plus tard, tandis que la « Révolution » de mai 68 enfle à l’horizon, il s’exprime, au nom de l’Union des jeunes pour le progrès (UJP) où il s’est engagé, devant quarante-cinq délégations étrangères de jeunes gaullistes. À 22 ans, il est élu plus jeune conseiller général de son département, avant d’être, à 27 ans, son plus jeune député et, quatre ans plus tard, toujours en Savoie, le benjamin des présidents de conseil général. Ce qui ne l’empêche pas d’interrompre ce brillant début de parcours politique pour aller décrocher le diplôme de l’École supérieure de commerce de Paris.
Bref, Michel Barnier n’a jamais sacrifié ses rapports avec « les gens » à ses dossiers. Il sait aussi bien écouter les premiers que « bûcher » sur les seconds, avant de définir sa propre doctrine. Et, contrairement à l’image lisse, un peu ennuyeuse, qui émane de lui, Barnier n’a cessé, tout au long de sa vie politique, de développer des idées originales, parfois minoritaires, voire paradoxales, et d’adopter en maintes circonstances un comportement surprenant.
Jugeons-en : Barnier, on l’a vu, a la fibre régionale. Il le prouve en tournant le dos à la carrière flatteuse qui s’ouvre à lui à Paris – avant même d’avoir fêté ses 30 ans, il a déjà servi comme chargé de mission auprès de plusieurs ministres, à l’Environnement, à la Jeunesse et aux Sports et à l’Industrie – et en revenant à Albertville. Mais ce n’est pas alors pour s’y replier sur ses racines et pour s’enfermer dans sa ville : avec l’ancien champion de ski Jean-Claude Killy, persuadé que l’avenir de la Savoie dépend de sa force d’attraction auprès des sportifs du monde entier, Barnier se transforme en VRP international des Alpes françaises. Inlassablement, pendant plus de dix ans, de Los Angeles à Sarajevo, d’Athènes à Sydney, Michel, qu’on raillait pour son anglais laborieux, plaide la cause de leur station de ski. Malgré le gabarit des villes concurrentes en regard desquelles Albertville fait figure de nain, il réussit à imposer la candidature de cette dernière. Puis il prend le commandement de l’énorme machine des XVIes jeux Olympiques d’hiver de 1992 dont le triomphe éclaboussera durablement toute la Tarentaise, ainsi qu’il l’avait prévu. De quoi « déniaiser » celui qui, dix ans plus tard, va gérer le deuxième plus gros budget de l’Union européenne – après l’agriculture -, à près de 30 milliards d’euros par an… Faut-il préciser qu’alors cette édition des Jeux se déroula sans scandale ni casserole accrochée dans le dos de ses organisateurs, malgré les marchés convoités, les contrats juteux et les flots de dollars qui se déversèrent sur la région ?
Rendu à la vie nationale après cette victoire, Barnier entre, en 1993, dans le gouvernement Balladur. Voilà de quoi faire taire ceux qui voyaient en lui une « créature » de Jacques Chirac. Lui-même, sans marchander sa loyauté au futur président de la République, avait déclaré : « Je ne suis pas au bout de la sonnette ! » Il le prouve, sacrifiant, comme de coutume, à une ambition qui le porte davantage vers la réalisation d’un objectif écologique jugé par lui essentiel que vers le poste de ministre de l’Environnement, au demeurant peu recherché d’ordinaire par les politiciens de droite. Au gouvernement, Barnier pourra s’acquitter d’une mission dont il avait défini l’importance dans un livre paru quelques mois auparavant et toujours d’actualité : L’Atlas des risques majeurs. Volontiers absent des joutes parlementaires, il ouvre – au Mont-Saint-Michel, dans les Pyrénées, et surtout avec ce « Plan Loire grandeur nature » qui a montré depuis son efficacité les chantiers d’une action qui se prolongera au niveau européen quand il obtiendra à Kiev, en 1995, l’engagement de l’Ukraine de fermer Tchernobyl, puis dans le cadre du Fonds européen pour les catastrophes naturelles, après les inondations de l’été 2002.
En effet, avec l’élection de Jacques Chirac à l’Élysée en 1995 et l’arrivée à Matignon d’Alain Juppé, Michel Barnier, ministre délégué aux Affaires européennes jusqu’à la dissolution de 1997, président du Conseil des communes et régions d’Europe, président de la délégation du Sénat pour l’Union européenne et finalement commissaire européen à Bruxelles (en 1999), est « entré en Europe » comme d’autres sont entrés en religion.
La chose n’allait pourtant pas de soi pour ce gaulliste viscéral, qu’on aurait vu verser plutôt dans un « souverainisme » de clocher, compte tenu de ses origines. Mais Barnier n’est pas l’héritier d’un gaullisme chauvin qui, selon lui, n’a jamais existé. Le déclic s’est produit quand il avait 15 ans : la célèbre poignée de main entre le chancelier Adenauer et le Général figure en bonne place dans son panthéon intime. Si Barnier a toujours défendu sans états d’âme les intérêts de son pays, il n’a jamais cru à « la France seule ». C’est avec ses partenaires européens, à l’échelle de l’Europe, que Paris doit renforcer ses positions, que ce soit sur le plan économique, mais aussi social (Barnier s’est fait plus d’une fois traiter de « chrétien de gauche » par des membres de sa propre famille politique), monétaire (le futur ministre des Affaires étrangères a mis toute son énergie au service de la signature du traité de Maastricht), militaire (« Il n’y a pas de politique étrangère possible dans l’Europe sans capacité militaire crédible ») ou politique (« […] Faute de quoi tout ce qui a été construit depuis cinquante ans sera fragilisé »). Le commissaire Barnier ne s’est pas lassé d’apprendre l’Europe non seulement en s’initiant aux réglementations les plus complexes et les plus rébarbatives de l’Union, dont il est devenu le spécialiste incontesté, mais aussi pas à pas, en laissant les eurocrates mijoter dans leurs bureaux tandis qu’il s’en allait sillonner sans relâche les territoires des pays membres, visiter leurs usines, leurs écoles, leurs administrations, leurs casernes.
Aujourd’hui, Michel Barnier, s’il a quitté Bruxelles, n’en a pas pour autant abandonné l’Europe. C’est sur elle qu’il compte pour expliquer à Washington qu’alliance n’est pas synonyme d’allégeance. C’est en sa compagnie qu’il veut aller à la rencontre des pays du Sud. Avec eux aussi, en effet, les liens sont anciens, et le sillon, profond. Dès ses premières années à l’Assemblée, Barnier avait créé un groupe très oecuménique chargé des actions en faveur des pays sous-développés. Il avait alors déposé une proposition de loi pour renforcer la force d’intervention humanitaire. Un domaine dans lequel ses compagnons du club « Nouvelle République », le think-tank qu’il a fondé en mai 2003 avec Xavier Darcos, pourraient sans doute en dire davantage. À moins que, fidèles en cela à la posture habituelle de leur « patron », ils préfèrent qu’on les juge sur des actes plutôt que sur des mots.

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