Le prisonnier et le président

Arrêté en octobre dernier, l’oligarque Mikhaïl Khodorkovski renie le monde des affaires et ménage Vladimir Poutine. Mea-culpa ou calcul politique ?

Publié le 13 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

Il dort en prison depuis son arrestation, le 25 octobre 2003. Inculpé pour « évasion fiscale, fraude et détournement de fonds », Mikhaïl Khodorkovski, patron de Ioukos, première compagnie pétrolière privée du pays, risque dix ans de prison. Mais celui que l’on présente comme l’adversaire désigné du président Vladimir Poutine – voire son rival pour la présidentielle de 2008 – n’a nullement l’intention de s’exiler en Grande-Bretagne ou en Israël, tel un Boris Berezovski ou un Vladimir Goussinski. Et encore moins celle de se faire oublier.
Tandis qu’un tribunal moscovite confirmait, le 19 mars, que sa détention provisoire se prolongerait jusqu’à la fin mai, l’oligarque répliquait à sa manière. Dans une tribune parue le 29 mars dans l’hebdomadaire financier Vedomosti sous le titre « La crise du libéralisme en Russie », Khodorkovski, qui acquit sa société pour une bouchée de pain sous l’ère Eltsine et incarnait jusqu’à récemment le capitalisme dans toutes ses outrances, se désolidarise du milieu des affaires pour parler désormais « pour [son] propre compte ». L’origine de ce texte suscite toutefois la polémique. Khodorkovski a précisé qu’il n’a pas fait passer le texte à l’extérieur de la prison – et n’est donc pas en infraction avec la loi -, mais qu’il en approuve totalement le contenu.
Certains pensent, au vu de cet article, que l’homme aux 15 milliards de dollars fait allégeance au maître du Kremlin dans l’espoir de sortir de sa triste geôle. C’eût été une peu glorieuse reddition. Certes, Khodorkovski affirme que la fonction de président doit être respectée, « que l’on aime ou non » Poutine. Mais dans cette épître que certains médias russes ont pompeusement sous-titrée « Souvenirs de la maison des morts », Khodorkovski se révèle un fin manoeuvrier. Son mea-culpa ne s’adresse pas à Poutine (qu’il ménage habilement, mais sans flagornerie), mais… aux Russes ! À ses compatriotes qui, loin de bénéficier de l’économie de marché, ont été sacrifiés sur l’autel d’un libéralisme échevelé par des économistes et des politiciens indélicats.
En reniant le monde des affaires et en se rangeant du côté du peuple, Khodorkovski fait d’une pierre deux coups. D’un côté, il s’exclut du clan des oligarques, ennemis jurés de Poutine (en ce sens, bien sûr, le prisonnier travaille à son salut). D’autre part, il se positionne, sur l’échiquier politique russe, comme le futur recours libéral.
Comment expliquer, sinon, la véhémence de ses critiques à l’endroit de ses concurrents potentiels, et en particulier des deux candidats « libéraux » de la présidentielle du 14 mars ? Ivan Rybkine, ancien président de la Douma et protégé de Berezovski : « Il n’a pas conduit une campagne digne de ce nom. » Irina Khakamada, l’une des figures de l’Union des forces de droite (SPS), qui a présenté une candidature indépendante et rêve de créer un nouveau parti : « Elle se flatte d’avoir recueilli 3,84 % des voix et n’a pas honte de présenter ce résultat comme une victoire majeure ! » Les partis libéraux, le SPS et Iabloko ? Ils ont lamentablement échoué en ne franchissant même pas, lors des législatives de décembre 2003, la barre des 5 %, ce qui leur aurait permis d’envoyer des députés siéger au Parlement. Manifestement, le prisonnier Khodorkovski leur en veut de ne pas l’avoir défendu : il leur reproche avec mépris une « servilité inscrite dans leurs gènes » et leur aptitude « à oublier la Constitution en échange d’un plat de lentilles ».
Le constat est implacable : les libéraux ayant capitulé, ne restent plus que les tenants de « la revanche nationale » : le parti Rodina de Dimitri Rogozine (un sous-marin national-gauchiste créé par le Kremlin pour dégonfler le score des communistes) et le Parti libéral-démocrate (LDPR) de l’inusable Vladimir Jirinovski, le bouffon ultranationaliste, qui critique le pouvoir tout en le soutenant docilement au Parlement.
Entre les libéraux défaits et ces extrémistes dangereux, il y a… le président Poutine. Lorsque Khodorkovski estime que ce dernier « est éminemment préférable à un Rogozine ou à un Jirinovski », qu’il « n’est probablement ni un libéral ni un démocrate, mais qu’il l’est en tout cas davantage que 70 % de la population russe », l’oligarque ne fait qu’exprimer, avec lucidité, le point de vue de nombre d’observateurs.
Poutine ne serait donc pas le fossoyeur d’un libéralisme qui s’est sabordé tout seul, mais celui qui, vaille que vaille, « bride les démons nationaux » et les rêves rétrogrades des nostalgiques du communisme. Bref, il serait un moindre mal pour un pays marqué par une série d’« erreurs tragiques » dont Khodorkovski, avec un courage qui n’exclut pas un certain opportunisme, assume sa (modeste) part de responsabilité.
À l’origine des malheurs récents de la Russie, les économistes et les politiciens libéraux de l’ère Eltsine. En ignorant la détresse du peuple, en négligeant l’éducation, la santé ou le logement, ils ont dressé un mur d’incompréhension entre les citoyens russes et le pouvoir. En privilégiant l’exploitation des matières premières au détriment des sciences ou des nouvelles technologies, ils ont aussi failli à leur mission économique.
Khodorkovski se montre plus indulgent envers les oligarques, plaidant les circonstances atténuantes : « Nous avons créé plus de deux millions d’emplois bien rémunérés et fait renaître des industries » ruinées depuis la chute du communisme. « Nous ne détenions pas le pouvoir, mais nos visites à Boris Eltsine nous ont rendus responsables de tous les maux », soutient le repenti, qui reproche aux siens d’avoir été complices des mensonges du régime « pour garder [leur] part du gâteau ».
Il rappelle qu’il s’implique désormais dans la société civile (sa fondation, Russie ouverte, soutient de nombreux projets éducatifs) et détourne les accusations que les Russes portent sur des oligarques presque tous juifs comme lui (et considérés, à ce titre, comme « antipatriotes ») : « La Russie est ma patrie, je veux vivre, travailler et mourir ici. Je veux que mes enfants soient fiers de la Russie, et fiers de moi en tant que modeste représentant de ce pays et de sa civilisation. » Et d’annoncer son retrait des affaires pour parler désormais en son nom et en celui de ses « frères d’armes » libéraux…
Suit une liste de sept priorités qui peuvent faire l’objet d’une double grille de lecture, dans la mesure où elles donnent raison à Poutine tout en ressemblant à s’y méprendre à un programme électoral offrant une alternative au poutinisme ! Qu’on en juge : apprendre à travailler pour l’État ; cesser de négliger les intérêts du pays et de son peuple ; respecter le président en tant qu’institution garante de la stabilité et de l’intégrité territoriale ; se recentrer sur la défense des intérêts nationaux ; faire accepter à une population excédée les privatisations sauvages des années Eltsine en contraignant les grands patrons à payer une taxe plus élevée sur les ressources naturelles… Tout le programme de Russie unie, le parti de Poutine, est là, y compris, en filigrane, son slogan, « tout pour la Russie », et cette fameuse « dictature de la loi » qui veut que l’intérêt national prévale sur les intérêts particuliers de tel ou tel oligarque honni !
Reste à savoir si la lettre ouverte signée par le « citoyen de la fédération de Russie Mikhaïl Khodorkovski » sera interprétée, au Kremlin, comme une manière d’approuver l’action du président, ou comme une parodie provocatrice masquant des ambitions politiques. De cette interprétation – autrement dit du bon vouloir du tsar Poutine – dépend l’avenir immédiat du prisonnier de la cellule 4.

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