L’Amérique peut-elle se sortir du piège irakien ?

Publié le 13 avril 2004 Lecture : 6 minutes.

Les États-Unis sont en train de perdre le contrôle de la situation en Irak. Les attaques éclairs contre les forces de la Coalition ont fait place à une véritable insurrection armée. Les chiites activistes de Moqtada Sadr, qui bénéficient d’un large soutien populaire, ont rejoint les combattants sunnites avec pour objectif l’expulsion violente des États-Unis et de leurs alliés. Des combats ont eu lieu dans les forteresses sunnites de Fallouja et de Ramadi, mais aussi dans les villes à majorité chiite : Koufa, Nadjaf, Kerbala, Kout, Amara et Nassiriya.
Les pertes américaines se multiplient, comme le nombre des morts et des blessés dans la population civile. Les destructions matérielles sont importantes. On n’est plus en sécurité nulle part. La guerre est partout.
Ces événements inquiétants semblent avoir réduit à néant l’ambition de Washington de faire de l’Irak un État client de l’Amérique.
Dans le même temps, les États-Unis sont confrontés à une menace terroriste à l’échelle mondiale de la part d’extrémistes islamistes dont la colère et la soif de revanche sont alimentées par les guerres d’Irak et d’Afghanistan, mais aussi par le soutien aveugle accordé par l’Amérique à Israël, vieux mais puissant grief porté à son paroxysme par la politique brutale du Premier ministre Ariel Sharon.
La guerre en Irak est-elle « le Vietnam de George W. Bush », comme l’a dit le sénateur Ted Kennedy ? La « guerre contre le terrorisme » est-elle déjà perdue, malgré les milliards de dollars qu’on y a consacrés ? Les États-Unis, avec l’aide du Royaume-Uni, ont-ils commis une catastrophique erreur de politique étrangère ?

À la recherche d’une issue
Le Premier ministre britannique Tony Blair se rend à Washington le 16 avril pour tenir un « conseil de guerre » avec le président Bush. La tragédie est que ni l’un ni l’autre n’est par tempérament ou politiquement capable de procéder à la réévaluation radicale et au changement de direction qu’exige la situation. Ariel Sharon doit aussi rencontrer Bush le 14 avril. Il cherchera un soutien supplémentaire pour son expansionnisme agressif, qui a exacerbé la haine du monde arabo-islamique à l’égard de l’Amérique.
Quelles sont les options des États-Unis en Irak ? Comment peuvent-ils faire face à l’insurrection ?
– Une option serait l’escalade : se lancer dans une répression plus active, mobiliser davantage de troupes, tuer ou arrêter davantage d’activistes et espérer écraser l’insurrection par la force brutale.
C’est, en fait, ce qui est en train de se produire. C’est la politique des faucons du département de la Défense et du Conseil national de sécurité américains, encouragés par le choeur des cercles de réflexion pro-israéliens de droite, tels que le National Enterprise Institute, la Heritage Foundation et le Washington Institute for Near East Policy.
Il n’est pas surprenant que les Etats-Unis aient adopté en Irak la tactique qu’Israël emploie contre les Palestiniens : envoyer des tanks dans des villes ou des villages surpeuplés ; tirer sur des civils à partir d’hélicoptères blindés ; enfoncer des portes, piller des maisons et terroriser la population locale ; faire du porte-à-porte violent ; utiliser des indicateurs ; embarquer des hommes enchaînés et encapuchonnés vers des interrogatoires « musclés ». Plus de dix mille Irakiens sont maintenant parqués dans des centres de détention américains. Le tout n’est pas fait pour gagner « la bataille des coeurs et des têtes », condition sine qua non d’un succès de l’entreprise américaine en Irak.
– Une deuxième option serait, pour les États-Unis, d’annoncer qu’ils retireront leurs troupes lorsqu’ils procéderont au transfert de souveraineté aux Irakiens, le 30 juin. Mais, sauf catastrophe, telle que le massacre de centaines de soldats américains ou de la totalité du Conseil de gouvernement irakien soutenu par les Américains, c’est hautement improbable. Même parmi les adversaires de la guerre aux États-Unis, on trouve peu de partisans d’une retraite précipitée. Ce serait un coup trop rude pour le prestige américain, un renoncement trop important pour les prétentions impériales de l’administration Bush, une menace trop grave pour les perspectives de réélection de Bush. « Notre résolution est inébranlable, a affirmé le président la semaine dernière. Nous vaincrons. » Blair a docilement emboîté le pas.
Si Bush était un président plus énergique et plus intelligent, il limogerait les architectes de la guerre, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, et ses adjoints immédiats, Paul Wolfowitz et Douglas Feith, et engagerait une nouvelle équipe avec de nouvelles idées. Il faut régler la crise politiquement avant qu’elle ne s’aggrave. Mais l’administration Bush a oublié le sens du mot « diplomatie ».
– Une troisième option possible serait de demander aux Nations unies d’organiser une grande réunion de réconciliation politique avec des représentants de toutes les forces et les communautés irakiennes, ainsi que des pays voisins : l’Iran, la Syrie et la Turquie, mais aussi l’Arabie saoudite, le Koweït, la Jordanie et l’Égypte. Tous ces pays sont directement intéressés par ce qui se passe en Irak. Ils doivent avoir leur mot à dire. Leur point de vue doit être pris en considération. Ils peuvent contribuer à stabiliser la situation.
Une condition du succès d’une telle conférence, cependant, serait que les Américains s’engagent à retirer leurs troupes d’occupation et à cesser de soutenir des personnages de réputation douteuse comme Ahmed Chalabi, déconsidéré par son histoire personnelle et par les renseignements frelatés qu’il a fournis à l’administration Bush avant la guerre.
Les États-Unis ne sont pas pour autant prêts à faire preuve d’un tel sens des responsabilités. Ils s’accrochent à l’idée coloniale qu’ils ont le « droit » d’imposer le régime de leur choix au peuple irakien. Au lieu de chercher à obtenir l’aide de l’Iran et de la Syrie, ils ont diabolisé ces pays et tentent de les isoler.
Il est possible que le monde soit obligé de patienter jusqu’à l’élection présidentielle de novembre avec l’espoir que les Américains auront la bonne idée de se débarrasser de cette administration belliqueuse et incapable.

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La crise en Occident
La guerre en Irak et l’interminable conflit israélo-arabe ont une conséquence malheureuse, qui est une crise morale et politique en Occident. L’Europe et les États-Unis sont profondément divisés sur le Proche-Orient. Avec la situation qui s’aggrave et la violence qui gagne l’Europe – témoin, le récent attentat de Madrid -, le fossé transatlantique s’élargit et devient plus difficile à combler.
Malgré l’ambition de Tony Blair d’avoir un pied dans les deux camps, l’énorme majorité de l’opinion européenne est opposée à la guerre en Irak et profondément hostile à la politique sharonienne d’écraser les Palestiniens et de ruiner à jamais leurs espoirs d’avoir un État.
Les sondages d’opinion, comme les défilés, les manifestations et d’autres indications montrent que la plupart des Européens estiment que les États-Unis et Israël se sont engagés sur une voie extrêmement dangereuse pour eux-mêmes, mais aussi pour la paix et la sécurité en Europe.
Que fera l’Europe si la situation s’aggrave encore ? Peut-elle vivre avec un Proche- et un Moyen-Orient en proie à la violence ? Ces questions commencent à préoccuper sérieusement les dirigeants et les responsables européens, à la fois dans les États membres et dans les institutions chargées de la sécurité et de la politique étrangère de l’Union européenne.
Certains Européens ne sont pas malheureux des difficultés que connaît l’Amérique. À propos de l’Irak, leur attitude est : « Les Américains l’ont bien cherché, maintenant qu’ils se débrouillent ! » Il serait plus responsable de considérer que l’Europe doit faire le maximum pour aider les États-Unis à se sortir du piège irakien, tout en s’associant à eux pour régler le conflit israélo-arabe sur la base de la solution équitable des deux États, imposée, si nécessaire, aux deux adversaires. Il est largement reconnu que c’est la seule manière de désamorcer l’antiaméricanisme dangereusement explosif qui a gagné une grande partie du monde.
L’un des grands obstacles est le refus de l’Amérique de reconnaître les véritables buts de guerre de son aventure irakienne. Manifestement, l’ambition proclamée d’introduire la « démocratie » en Irak est aussi bidon et aussi mensongère que l’était la prétendue menace des armes de destruction massive.
Les véritables objectifs de la guerre ont été d’assurer à l’Amérique l’hégémonie mondiale par le contrôle politique et militaire des exceptionnelles ressources pétrolières de la région du Golfe. Un objectif complémentaire – mais essentiel pour certains dirigeants américains – était de donner à Israël une hégémonie locale sur les Palestiniens et ses autres voisins, proches et éloignés. Mais ce ne sont pas des objectifs que les Européens ou les Arabes assumeront volontiers.

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