« La créolité est l’avenir du monde »

Dans son dernier roman, Raphaël Confiant retrace l’épopée des Indiens émigrés dans la Caraïbe. Dévoilant une autre facette de l’identité antillaise.

Publié le 13 avril 2004 Lecture : 5 minutes.

« Nous n’avions pas encore posé les pieds dans ce pays qu’elle s’était employée à l’édifier, chassant courbarils vénérables, fleurs de balisiers au rouge viscéral, fougères arborescentes et savanes d’herbes-à-piquants. Elle – la canne à sucre – s’aventurait jusqu’au bordage de la mer, se couchant au passage des cyclones pour aussitôt redresser ses hampes altières si éphémères dans la claireté de décembre. Et autour d’elle, tout n’était que bruit de chaînes et fureur des fouets, sang, larmes, joies immenses, fierté du travail bien fait, désespoir feutré, rage démonstrative, et ce temps-là, que nous n’avons point connu, les Nègres lui baillent le nom, toujours prononcé bouche serrée sous le bras, d’esclavage. »
Ces quelques lignes mettent le lecteur au diapason du dernier roman de Raphaël Confiant, La Panse du chacal. Pour la première fois, l’écrivain martiniquais a entrepris de conter non plus une histoire de Nègres, mais, à travers la famille Dorassamy, l’épopée des dizaines de milliers d’Indiens venus travailler aux Antilles pour échapper à la famine dans leur pays. Dans ce monde créole juste sorti de l’esclavage, une population nouvelle vient s’implanter. Elle ne trouve pas l’eldorado imaginé et va devoir inventer un nouvel art de la survie. Raphaël Confiant peint cet univers baroque dans sa langue métissée si particulière qui fait de chacun de ses romans un moment de total dépaysement.

Jeune Afrique/L’intelligent : Votre roman se situe au moment où les Indiens débarquent à la Martinique. Une transplantation difficile…
Raphaël Confiant : Les Indiens ne viennent pas par plaisir mais parce que leur système économique est bouleversé par la colonisation britannique. Pour échapper à la famine, ils n’ont d’autre solution que d’émigrer. À la Martinique, comme à la Réunion ou à Maurice, ils se retrouvent dans un espace clos où les relations raciales sont violentes mais les métissages forts, car il n’y a pas suffisamment de femmes dans chacune des communautés pour espérer maintenir la « pureté raciale ».
J.A.I. : Les Indiens ont donc participé à la construction de cette identité ?
R.C. : Bien sûr. Trois siècles d’histoire ont intermélangé les peuples. Les Antilles sont la préfiguration de ce que sera le monde demain, sauf s’il s’américanise complètement. Nous sommes face à une alternative : soit la mondialisation unique, soit la créolité, c’est-à-dire l’acception par chaque individu de la part d’étranger qu’il a en lui.
J.A.I. : N’est-ce pas optimiste que de croire en la « créolisation » du monde ?
R.C. : Je constate seulement des tendances. Par exemple, l’hispanisation irréversible de certaines régions des États-Unis. Dans cinquante ans, le pays sera bilingue. Il y a donc des forces à l’oeuvre vers cette identité multiple pour laquelle je milite. Deux mouvements s’affrontent : les impérialismes américain et arabo-musulman, qui, chacun, veulent mondialiser la planète en rejetant toute autre forme d’identité, et les autres…
J.A.I. : Parler d’impérialisme arabo-musulman n’est pas politiquement correct…
R.C. : Je ne fais pas dans le politiquement correct, je vois la réalité telle qu’elle est. Et je suis triste de voir que l’Afrique noire, prise en étau entre l’Occident et le monde arabo-musulman, peine à trouver sa voie. Il y en a pourtant une, celle de Greenpeace, de José Bové, du sous-commandant Marcos. C’est une nébuleuse mal organisée, mais c’est mon camp.
J.A.I. : Pour en revenir au métissage, le processus ne va pas sans mal…
R.C. : Il s’est imposé au fil du temps. Ces Indiens n’étaient pas venus pour s’intégrer. Ils ont signé un contrat de cinq ans, souhaitant amasser un pécule et rentrer chez eux. Dans un premier temps, ils ont été ostracisés par les Noirs, qui se sont demandé pourquoi ces gens venaient faire le même travail qu’eux en se soumettant complètement aux planteurs. Les affrontements du départ étaient compréhensibles. Mais dès que naissent des enfants, il va y avoir interaction des deux communautés, une partie de l’identité indienne va s’effacer au profit de l’identité créole.
J.A.I. : Vous n’êtes pas très tendre pour ces Indiens fraîchement débarqués…
R.C. : Ne confondez pas les personnages avec l’auteur. J’ai voulu faire une description réaliste de la manière selon laquelle on perçoit les Indiens jusqu’à la fin des années 1970. Ils font l’un des métiers les plus durs au monde, couper la canne à sucre par 35 °C à l’ombre, de 5 heures du matin à 5 heures de l’après-midi. L’image que je donne des Indiens n’est pas reconstruite, c’est la réalité de ce qu’ils ont subi, et c’était horrible.
J.A.I. : Votre volonté de choquer est visible dans certaines scènes, comme lorsque les parents Dorassamy se font dévorer par des chacals…
R.C. : Cela s’est vu en Inde, pendant les grandes famines. L’hindouisme exige que l’on brûle les défunts pour leur ménager un accès au nirvana, au paradis. Finir dans la panse d’un chacal équivaut à une condamnation à la réincarnation perpétuelle. Aux Antilles, la religion catholique interdisait les incinérations. Une terrifiante épée de Damoclès pour les Indiens, obsédés par une seule idée : ne pas mourir.
J.A.I. : Malgré tout, beaucoup sont restés en Martinique…
R.C. : Oui, ils ont enfanté et leurs enfants ont rompu avec l’Inde. Avant leur arrivée, la culture créole était une sorte d’affrontement entre la frénésie occidentale, sa volonté de puissance et de domination, et la frénésie africaine, le culte du corps et de la musique. Les Indiens nous ont apporté la douceur. Ils nous ont aussi donné le nom du plat national, le colombo, et celui du foulard de tête des femmes, le madras.
J.A.I. : Êtes-vous déjà allé en Inde ?
R.C. : Non, j’ai fait mon enquête sur place. Un vieil Indien, décédé aujourd’hui, m’a initié à l’hindouisme. C’était le dernier tamoulophone de la Martinique. Je m’étonnais de sa capacité à parler tout seul le tamoul qu’il avait appris de ses grands-parents. « Chaque jour, je suis en Martinique. Mais chaque nuit, lorsque je m’endors, je retourne en Inde et je parle avec les gens. C’est comme cela que je maintiens mon tamoul », m’a-t-il raconté. Il décrivait des paysages stupéfiants vus en rêve, alors qu’il n’avait jamais ouvert un livre ni vu une image.
J.A.I. : Voilà pourquoi vos descriptions sont si convaincantes…
R.C. : Je n’ai pas voulu faire un roman ethnographique, mais plutôt raconter l’imaginaire d’une communauté. C’est l’art de l’écrivain que de transcrire ce qu’il voit en songe. J’ai voulu simplement donner l’illusion que l’on est en Inde, un monde où le temps n’existe pas.
J.A.I. : Un pays de rêve…
R.C. : Oui. D’ailleurs, la plupart des Indiens martiniquais vivent dans l’idéalisation de leur pays d’origine. Beaucoup sont déçus quand ils y vont. C’est la même chose pour beaucoup de descendants d’Africains, lorsqu’ils découvrent le continent de leurs ancêtres.

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La Panse du chacal, de Raphaël Confiant, Mercure de France, 364 pages, 20 euros.

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