Islam, business et vidéo
Premier maire islamiste d’une grande ville – Meknès -, Aboubakr Belkora est aussi un ultralibéral convaincu. Entretien sous haute surveillance.
En surplomb d’une plaine fertile de vignobles et de vergers, la masse imposante de la porte Bab Mansour s’ouvre sur le « Versailles marocain » de Moulay Ismaïl, le sultan aux douze mille chevaux et aux sept cents concubines qui rêvait de rivaliser avec Louis XIV. Nous sommes à Meknès, cité impériale qui figure depuis 1996 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Costume de bonne coupe, cravate rayée et tempes argentées, Aboubakr Belkora occupe un vaste bureau à l’écart de la ville moderne. Il a installé son équipe dans les bâtiments de la Commune urbaine, accrochés à la colline, face aux murailles ocre, face à l’Histoire. Mais il n’a guère le temps de s’absorber dans la contemplation du passé.
Président, depuis les élections de septembre 2003, d’une agglomération de plus de 700 000 habitants, cet islamiste de bonne famille qui possède 2 000 ha d’arbres fruitiers – mais plus un seul pied de vigne, c’est juré ! – est confronté à un double défi.
D’une part, il est chargé d’administrer une capitale régionale certes touristique, mais sinistrée, dont les caisses sont vides et où la médina se délabre inexorablement. Outre ses rues défoncées et ses égouts hors d’âge, Meknès est affligée de cinq grands bidonvilles surpeuplés et infiltrés d’« éléments radicaux » qui, au mois de janvier, ont fait le coup de feu contre les forces de sécurité…
De l’autre, Belkora, seul islamiste que le gouvernement marocain a laissé accéder à une mairie d’une telle importance, fait évidemment figure de test quant à la manière dont les siens exerceraient les responsabilités publiques qui viendraient à leur être confiées.
La bataille a été dure, et la victoire obtenue à l’arraché : la liste du Parti de la justice et du développement (PJD) qu’il conduisait n’a réussi à faire élire que 14 conseillers sur les 55 qui siègent au conseil de la commune. Nouveau venu dans la vie politique, Belkora s’est donc trouvé d’emblée contraint de nouer des alliances avec des formations de droite qui le tiennent à l’oeil. « Établir un climat de confiance dans un cadre collégial est une nécessité absolue. Ma première tâche a été de rassembler toutes les bonnes volontés. »
Apparemment, les « barbus » du parti islamiste lui mesurent leur soutien : dans l’antichambre, des militants s’affairent, qui n’émargent probablement pas tous sur la liste des 2 100 fonctionnaires de la mairie ! Deux jeunes députés PJD de la circonscription vont veiller sur notre entretien, comme des anges gardiens. Une caméra vidéo ronronne et ne s’arrêtera de tourner que pendant les quelques minutes que tous consacreront à la prière du soir. Pas question de prendre de risques avec la presse !
Le nouveau maire ne met pas de gants pour dénoncer l’héritage de ses prédécesseurs : « Meknès, s’indigne-t-il, a été défigurée par les intérêts personnels et les combines de la politique politicienne. Il suffit de regarder les accès de la ville, encombrés d’usines polluantes, pour constater à quel point, en matière d’urbanisme, c’était l’anarchie. »
Comme son parti, Belkora plaide pour une stratégie à moyen terme et dénonce ceux qui lui demandent d’ores et déjà des comptes : avant de rétablir l’ordre dans l’espace urbain, il doit réformer la structure administrative de sa ville et réunifier les trois communes qui la composent. « Nous ne pouvons faire l’économie de cette réorganisation, même si elle ne plaira pas à tout le monde. Qu’on nous laisse travailler. Ce n’est qu’au terme des six ans de notre mandat qu’on pourra nous juger. »
La ville est endettée. La charge salariale de services municipaux pléthoriques absorbe à elle seule la quasi-totalité de son maigre budget. Comment le maire va-t-il s’y prendre pour trouver les moyens qui lui font défaut ? En signant, à Marseille, le lendemain de notre rencontre, une charte de partenariat avec la Banque mondiale et une douzaine de villes du Bassin méditerranéen et de la région Moyen-Orient/Afrique du Nord, en vue de faciliter le financement de projets conjoints de développement urbain, et, surtout, d’attirer à Meknès les investisseurs privés.
Porté au pouvoir pour ses convictions religieuses rigides et son respect des traditions, Belkora est, en matière économique, un apôtre de l’ultralibéralisme. « Privatisation » est le maître mot de sa doctrine. Doutant de sa capacité à nettoyer des services municipaux corrompus, il préfère contourner l’obstacle en transférant leurs attributions à « des entreprises concessionnaires et des prestataires privés avec lesquels nous négocierons de nouveaux contrats ».
Ainsi en sera-t-il dans les transports (« Les candidats ne manquent pas pour remplacer nos vieux autobus »), le ramassage des ordures, la gestion des piscines et celle des espaces verts (« On cessera enfin de les arroser avec l’eau traitée de la ville »), sans parler des marchés municipaux, de l’abattoir, de la fourrière, des assurances et, pourquoi pas, de la collecte des taxes !
Les contrats, explique Belkora, seront discutés ligne à ligne. Et les fournisseurs ne pourront plus recourir aux bons vieux arguments utilisés depuis des lustres pour convaincre les édiles : « Rien qu’en supprimant les pots-de-vin et les dépenses abusives, on fera gagner pas mal d’argent à la commune. » Le sort des employés municipaux en surnombre, quand ils auront été privés de leur emploi par la liquidation de leurs activités, ne paraît pas inquiéter cet islamiste éradicateur du « trop d’État ». Ou du « trop de commune ».
Belkora manifeste une foi sans faille dans les vertus de l’économie de marché : difficile de lui faire admettre que la loi du profit, la seule que respectent les entrepreneurs soumissionnaires, ne prend pas toujours en compte l’intérêt des plus démunis. Comment fera-t-il, par exemple, en matière de transports urbains, pour convaincre leur prestataire d’exploiter des lignes déficitaires, mais indispensables pour la desserte des quartiers excentrés ? Ou pour empêcher que les investissements privés réalisés dans tel secteur se traduisent aussitôt par une insupportable augmentation des tarifs ?
Quant aux recettes, Belkora affirme sa confiance dans les entreprises – encore elles ! – appelées à enrichir le tissu économique et social de la ville. Il compte sur le retour d’une diaspora de négociants meknassis, rassurés par la présence d’un islamiste aux commandes, qui ont déjà commencé à rapatrier leurs fonds et leurs compétences. En outre, il fait les yeux doux à la grande distribution : des magasins Marjane et Belvie seront bientôt implantés à la périphérie. « Je suis bien conscient du risque que ces marques vont faire peser sur les boutiquiers de la médina, explique-t-il, mais soyons réalistes : si les gens vont faire leurs courses dans les grandes surfaces de Fès ou de Rabat, comme c’est déjà le cas, ce sera encore pire. Alors que là, la municipalité pourra utiliser le montant des taxes au bénéfice des quartiers prioritaires. »
Idem pour le futur lotissement touristique, pas moins de 300 ha d’une nouvelle médina sur lesquels on entassera des constructions « traditionnelles dernier cri ». Là, les étrangers seront libres de consommer de l’alcool. Témoignage de la piètre estime dans laquelle il tient ces derniers, le maire, d’accord avec ses « observateurs » du PJD, s’indigne quand on lui oppose le peu d’attrait qu’offrirait un ghetto placé à l’écart des sites historiques et réservé aux beuveries, tandis que le vin serait interdit partout ailleurs en ville : « Vous allez voir qu’ils seront très contents ! » En revanche, quand on l’interroge sur le sort qu’il réserve aux cafés déjà existants et sur leurs heures d’ouverture, il se défile. Le sujet a sans doute été largement débattu depuis l’arrivée de la nouvelle équipe… « Les autorisations de vente d’alcool ne relèvent pas de la mairie, on s’en tire comme cela », nous est-il répondu, avec un sourire entendu.
Belkora préfère visiblement faire rêver ses visiteurs sur des thèmes plus consensuels : le cheval, avec ce festival hippique international qui redonnera prochainement son lustre à une ville abritant les plus grandes écuries du Maroc… Le golf royal, qu’il va restaurer… En attendant l’installation de bacs à fleurs dans les zones piétonnes…
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