Inventaire avant campagne

À six mois de la présidentielle, l’opposition se présente en ordre dispersé. Le pouvoir ne craint que ses divisions internes. Le chef de l’État sortant se hâte lentement d’entrer en lice.

Publié le 13 avril 2004 Lecture : 11 minutes.

Comment intéresser les Camerounais, focalisés sur leurs multiples tracas quotidiens au point de vivre la politique comme un exercice inutile, désenchantés souvent au point de ne plus pouvoir rêver à ce rendez-vous majeur qu’est une élection présidentielle ? À six mois du scrutin, tout se passe comme si le véritable enjeu n’était pas l’identité du futur vainqueur sorti des urnes, mais bien le taux d’inscriptions sur les listes électorales et celui de la participation au soir du jour J. Conscients de cette tendance lourde à la dépolitisation, source de tous les extrémismes, pouvoir et opposition font leur possible pour motiver un corps électoral que les joutes politiciennes ont rendu sourdement hostile à toute mobilisation. Voici comment…
Pour la première fois dans l’histoire du Cameroun, un ministre de l’Administration territoriale (appellation locale du ministre de l’Intérieur) a parcouru les dix provinces du pays non pas pour faire campagne, mais pour expliquer le processus électoral et inciter les populations à accomplir leur devoir civique. En un mois, de début mars à début avril, Marafa Hamidou Yaya a tenu de multiples réunions d’information, y compris en terrain réputé hostile (Douala, le Sud-Ouest…), distribué des centaines de brochures explicatives, des guides de l’électeur et de l’observateur, tout en s’efforçant au maximum de disjoindre cette activité de son rang de membre du bureau politique du parti au pouvoir. Exercice délicat, surtout lorsqu’il s’agit de convaincre sa propre administration, naturellement portée à l’excès de zèle, de se montrer exemplaire. « Vous ne serez ni récompensés ni sanctionnés parce que votre circonscription a bien ou mal voté », a ainsi répété Marafa Hamidou Yaya aux préfets et sous-préfets, « quant à moi-même, la liste que je soutenais chez moi, à Garoua, a été battue aux municipales et je suis ministre d’État. Un seul critère : le professionnalisme ». Le langage est nouveau au Cameroun, même s’il y a parfois loin de la coupe aux lèvres…
Par rapport à la précédente élection présidentielle, en 1997, l’effort de transparence est donc méritoire, d’autant qu’une refonte complète des listes, qui devrait être achevée à la mi-août, est en cours avec la participation de l’opposition. Sauf dans cinq villes pilotes, ces listes ne seront cependant pas informatisées à temps : il eût fallu pour cela débloquer 10 milliards de F CFA (15 millions d’euros) que ni le Trésor public ni les bailleurs de fonds (en dépit de leurs promesses initiales) n’ont été en mesure de trouver. Perçue comme un remède miracle contre les fraudes, l’informatisation n’empêche pas, il est vrai, les contestations, ainsi que l’a démontré la présidentielle de 2003 au Togo. Autre attribut symbolique de toute élection free and fair, selon les parrains de la bonne gouvernance : les urnes transparentes. « Il nous en faudrait 23 000. Si les bailleurs les jugent indispensables, qu’ils les financent ! » répond-on au ministère de l’Administration territoriale – manière de signifier que la plupart des Camerounais voteront sans doute toujours, en octobre prochain, dans de bonnes vieilles urnes opaques. Enfin, et en dépit des protestations de l’opposition, la disparition des bureaux de vote installés à l’intérieur même des chefferies ne paraît pas encore à l’ordre du jour. Sur ce point aussi, l’argumentation est réversible : certes, les chefs traditionnels sont des rouages de l’administration et leur capacité de pression sur l’électorat est en théorie importante. Mais, dans la pratique, l’inverse est plutôt la règle. Lors des municipales et législatives de 2002, le candidat du parti au pouvoir a été battu dans plus des trois quarts des bureaux de ce type, leur localisation même décuplant en quelque sorte la tendance au vote sanction.
Dans le fond, le problème essentiel pour l’opposition camerounaise demeure l’organisation du scrutin par le ministère de l’Administration territoriale. Toutes les garanties de transparence et la présence de tous les observateurs du monde n’y feront rien. Selon elle, le pouvoir ne peut que tricher tant qu’une commission électorale n’aura pas été chargée de la totalité des opérations. Comme il a dit non, au début des années 1990, à une conférence nationale, le président Paul Biya a toujours refusé que l’État soit dépossédé de cette machine à légitimer qu’est l’élection. Question de souveraineté – pourquoi ce qui ne pose pas de problème dans les pays du Nord devrait-il être rédhibitoire pour le Cameroun ? -, question de prudence politique aussi et dialogue de sourds. Pour combler le vide en quelque sorte, le pouvoir a mis en place il y a trois ans un « Observatoire national des élections », l’Onel, dont les onze membres dirigeants ont été nommés par décret présidentiel. Une tare originelle pour l’opposition, qui a immédiatement dénié à cet organisme tout crédit. Mais c’était sans compter sur la volonté de ses dirigeants de convaincre, par leurs positions et leurs actes, de leur esprit d’indépendance. À preuve, le rapport de 100 pages rédigé par cette instance sur les élections de 2002. Après avoir longuement réfléchi, Paul Biya a décidé de rendre public, début mars, ce texte qui ne ménage personne, au point de provoquer une petite tempête au sein même du camp présidentiel.
Aiguillonné par sa vice-présidente, la très pugnace Diana Acha Morfaw, une anglophone, l’Onel n’hésite pas à critiquer les autorités administratives pour partialité, allant jusqu’à dénombrer, province par province, 125 bureaux où les votants ont été plus nombreux que les électeurs inscrits. Après avoir dressé la liste de ses interventions destinées à réhabiliter des candidatures – et dont ont bénéficié en grande majorité des candidats de l’opposition abusivement écartés -, l’Observatoire demande pour lui-même un rôle accru : que lui soient confiées, par exemple, les inscriptions électorales. Une revendication audacieuse dans le contexte camerounais, qui, si elle n’a évidemment aucune chance d’être adoptée pour la prochaine présidentielle, pourrait peut-être entrer en application lors des échéances suivantes : l’Onel verrait ainsi ses attributions se rapprocher peu ou prou de celles d’une commission indépendante – à moins que les progrès démocratiques du Cameroun aient d’ici là été tels qu’ils ne rendent obsolète ce type d’organisme.
L’effacement du cardinal-archevêque de Douala Christian Tumi, seule personnalité susceptible de faire l’unanimité sur son nom, laisse le camp des anti-Biya en proie aux démons de la division. L’opposition traditionnelle, dite « Front de Yaoundé », regroupe des leaders connus comme John Fru Ndi, Adamou Ndam Njoya, Sanda Oumarou ou Issa Tchirouma sans que l’on sache encore si l’un d’entre eux sera coopté par ses camarades pour affronter le candidat du (et au) pouvoir. Avec ses 22 députés – contre 5 à Ndam Njoya – Fru Ndi peut évidemment revendiquer ce rôle. Mais le chairman est contesté, usé de trop de batailles et représente beaucoup plus l’archétype de l’adversaire du biyaïsme qu’une alternative à ce dernier. D’où la position de recours qu’ambitionnent, chacun pour lui, ses collègues précités : de quoi désespérer l’électorat. D’autant que bouillonne, parallèlement à ces caciques, un « Front de Douala » au sein duquel coexistent des personnalités de l’opposition radicale, actives pour la plupart depuis les fameuses campagnes des « villes mortes » d’il y a dix ans. Abel Eyinga, Anicet Ekane, Yondo Black, Victorien Hameni Bieleu, Jean-Jacques Ekindi : tous ou presque se voient déjà candidats, et certains d’entre eux, à l’image de Djeukam Tchameni et de ses « serviteurs du peuple » – de cent à deux cents militants déterminés dont l’activisme est pris très au sérieux au Palais d’Etoudi – évoluent aux limites de la légalité. Eux rêvent d’Haïti, de la Géorgie ou de la Côte d’Ivoire. On parle de rencontres secrètes à Ouagadougou et de projets d’occupation du pont sur le Wouri afin de « sanctuariser » Douala la frondeuse. On joue aussi à se faire peur, en sachant confusément ce que cette attitude scissipare a de suicidaire dans le cadre d’un scrutin uninominal à un tour. « Pourquoi faut-il que chaque fois je soutienne les autres ? » déclarait ainsi, il y a peu, l’un de ces candidats autoproclamés. « Vous croyez que je suis moins présidentiable qu’eux ? » Tout est dit, au risque d’alimenter les soupçons sur le caractère digestif de ce genre d’initiatives. On se présente, puis on négocie sa place au banquet : ainsi se décline la politique du ventre.
Troisième front enfin : celui des anglophones irrédentistes du Southern Cameroon National Council (SCNC), très présents dans la province du Nord-Ouest. Ces séparatistes, dont John Fru Ndi est le candidat naturel, mais qui ont des revendications très spécifiques, ne bénéficient plus (ou moins) du soutien et de la compréhension du Commonwealth ou de l’ambassade américaine à Yaoundé, comme ce fut le cas il y a quelques années. Reste que le Nigeria leur fournit toujours un sanctuaire complaisant et que, même si la visite officielle de Paul Biya en Grande-Bretagne, début mars, n’a pas été inutile, Londres a toujours pour eux les yeux de Chimène. Si les soutiens dont bénéficie l’opposition radicale en France se limitent aux Verts et à l’ONG Survie, le « Cameroon Campaign Group » de Christian Fomu Yoh a lui ses entrées au sein même du Labour Party. À noter que son fondateur n’est autre que le responsable Afrique du National Democratic Institute (NDI) de Jimmy Carter, ce qui n’ira pas sans poser un vrai problème lorsque cet organisme sollicitera un statut d’observateur pour la présidentielle. Le SCNC n’est d’ailleurs pas le seul mouvement à surfer sur le malaise des « anglos » camerounais. D’apparition récente, le Justice and Development Party se veut, lui aussi, le porte-parole d’une population « lésée, martyrisée, exploitée », pour reprendre ses propres termes. Ce JDP a pourtant une allure étrange, puisqu’il ressemble plus à une création de la part des anglophones pro-Biya pour contrer le SCNC qu’à un parti authentique. Ce qui n’empêche pas qu’il puisse quelque peu échapper à ses mentors. Enfin, il convient de signaler que la diaspora camerounaise dans son ensemble, au sein de laquelle l’opposition est mieux implantée qu’au pays, ne sera pas autorisée à voter sur son lieu de résidence. Motif officiel : nul ne sait encore avec précision à combien s’élève le nombre de Camerounais de l’étranger, dont la majorité n’est pas inscrite dans les consulats, qui parmi eux est « avec » ou « sans papiers » (ils seraient ainsi plus de cinquante mille en France, dont la moitié en situation irrégulière), etc. Bref, « nous ne sommes pas prêts pour une telle opération », affirme-t-on aux ministères de l’Administration territoriale et des Relations extérieures. Une argumentation qui ne convainc pas, on l’imagine, les opposants, lesquels ont fait de ce dossier l’un de leurs chevaux de bataille.
« Nous voulons que cette élection soit transparente, qu’elle soit sincère, qu’elle soit libre et que le meilleur gagne », déclarait le président camerounais il y a un mois à Londres. À 71 ans, nul ne doute que Paul Biya s’apprête à rempiler pour un nouveau mandat de sept ans (le dernier, selon l’état actuel de la Constitution) : ses proches l’y poussent, ce n’est pas son genre d’abandonner le navire, sa capacité de travail, quoi qu’on en dise, est intacte ; il n’est pas malade et, last but not least, il est le grandissime favori du scrutin. Une position confortable qui explique sans doute que le chef de l’État se déclarera vraisemblablement le plus tard possible et qu’il fera une campagne minimale. En attendant, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais, dont il est le président national, se mobilise en faveur de sa candidature, parfois avec le tact d’un éléphant. Le dix-neuvième anniversaire du RDPC, le 24 mars, a ainsi été l’occasion d’appels enflammés pour « un plébiscite à 100 % » envers « le prince charmant », Paul Biya. Certaines voix se font même entendre pour que soit supprimée de la Constitution toute référence à la limitation du nombre de mandats présidentiels, afin que Biya, qui aura 78 ans en 2011, puisse être amené à se présenter à nouveau. Une surenchère où chacun tente de se placer et de flatter pour l’après-octobre et que l’intéressé regarde d’un oeil mi-amusé mi-désabusé, lui qui en a tant vu.
D’autant que les excès de zèle peuvent cacher un malaise. Celui du RDPC en l’occurrence, implacable machine électorale, que sa position ultradominante a fini par étourdir. Son leadership a vieilli. La mésentente entre l’indéracinable secrétaire général Joseph Charles Doumba et son adjoint, le bouillant Grégoire Owona, est de notoriété publique. Une dissidence « rénovatrice » menée par un membre du comité central que l’on a cru un moment actionnée par Biya lui-même (ce qui, renseignement pris, est faux) risque, si l’on n’y prend garde, de se solder par une scission. Sans cesse prévu et reporté depuis des mois et des mois, le congrès ordinaire du parti, qui devrait solder le compte de cette tendance et exclure au passage de ses rangs deux anciens ministres emprisonnés pour corruption, lesquels continuent à siéger au bureau politique et au comité central du fond de leur cellule – ce qui fait un peu désordre -, est toujours en suspens. Comme d’habitude en somme, c’est à l’intérieur même du camp présidentiel que les couteaux sont le plus ostensiblement tirés, d’autant que les éternelles rumeurs récurrentes d’un remaniement ministériel touchant certains postes sensibles agitent à nouveau les salons. Pas de quoi inquiéter, certes, un Paul Biya sûr de son fait et à qui plus de deux cents universitaires camerounais viennent publiquement d’apporter leur soutien, déclenchant aussitôt une polémique passablement hystérique sur le thème de la pseudo-« prostitution » des intellectuels en quête d’accès à la « mangeoire ». Lui-même diplômé de l’enseignement supérieur, formé en France – « ce qui », signale perfidement l’un de ses proches, « ne va pas sans susciter quelques incompréhensions chez certains de ses voisins un peu à court d’études » -, Biya sait pourtant qu’il ne mobilisera pas les électeurs sur le thème rabâché (quoique essentiel) de la paix civile, ni en égrenant les performances, pour l’instant peu sensibles au quotidien, d’une économie en phase finale de convalescence (le taux de croissance du Produit national brut devrait dépasser les 4 % cette année et flirter avec les 5 % en 2005). Après vingt-deux ans au pouvoir, et s’il ne veut pas manquer ce rendez-vous, qui pourrait être le dernier, avec les Camerounais, cet amateur de disques classiques se doit de définir à nouveau un projet et une ambition. Faire rêver. Donner à entendre une symphonie plutôt que de la musique de chambre.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires