Enterrement à la française

Les pratiquants de l’islam en France sont de plus en plus nombreux à souhaiter être inhumés dans l’Hexagone, même s’ils ne le peuvent pas toujours dans la ville de leur choix. Signe d’attachement au pays d’accueil ?

Publié le 13 avril 2004 Lecture : 4 minutes.

Si partir, c’est mourir un peu ; périr en exil, c’est mourir une seconde fois. Serait-ce plus difficile de disparaître quand on est immigré ? La mort frappe parfois très tôt, avant même d’avoir pu fouler le rivage de l’eldorado, en mer, à bord de pateras, ces embarcations de fortune. Mais qu’en est-il des autres qui, arrivés à bon port, décèdent après une vie de dur labeur ou se tuent littéralement à la tâche ? Qu’en est-il des enfants qui meurent prématurément, parfois dès la naissance, ou des jeunes emportés de mort violente avant leur trentième printemps ?
Préférant agiter d’autres spectres, ceux qui s’intéressent aux musulmans de France sont peu nombreux à s’être penchés sur leur mort, comme si les adeptes de cette religion pouvaient tout juste vivre dans ce pays, mais ne devaient pas avoir l’indécence d’y mourir. Ce sujet risque de devenir brûlant maintenant que l’on assiste depuis une dizaine d’années au vieillissement de la première génération de la population immigrée.
Yassine Chaïb, auteur de L’Émigré et la mort (Edisud), s’est attaché à briser ce tabou. De son livre émerge un constat révélateur : de plus en plus de musulmans sont inhumés en France. Autrement dit, ils privilégient le lieu où ils ont vécu plutôt que celui d’où ils viennent, ce qui ne semble pas un choix facile quand on a été longuement et douloureusement ballotté entre ici et là-bas.
Cette tendance illustre une nette évolution des mentalités, même si elle ne s’est pas encore substituée à la tradition qui consiste à envoyer les dépouilles mortelles dans le pays d’origine.
La rareté des carrés musulmans n’explique pas à elle seule le rapatriement définitif vers la terre des ancêtres. Souvent, ce dernier voyage vient prende la place de ce retour fantasmé souvent évoqué, mais rarement réalisé du vivant de l’immigré. Outre la disparition progressive de ce mythe du retour, l’augmentation des inhumations en terre d’accueil révèle aussi que les musulmans se sentent de moins en moins étrangers en France. Mais la route sera longue, toutes les communes de ce pays n’ont en effet pas encore pris ce tournant. Lorsqu’un musulman exprime le souhait d’être enterré dans la ville où il a habité, son voeu ne peut être exaucé que si le cimetière municipal dispose d’un carré confessionnel, sauf à faire fi des rituels de sa religion qui impliquent le regroupement des sépultures islamiques et leur orientation en direction de La Mecque.
Ce type d’aménagement est loin d’être disponible dans toutes les villes, même dans celles qui, comme Montreuil-sous-Bois, abritent une importante communauté musulmane. Mais dans cette banlieue de l’Est parisien, d’aucuns semblent décidés à solliciter le maire aussi longtemps qu’il le faudra. « La civilisation est apparue au moment où les hommes ont commencé à enterrer leurs morts. Je ne vois pas pourquoi les musulmans de France ne pourraient pas le faire selon leurs rituels », s’indigne Catherine Delhommeau, membre du conseil municipal de Montreuil.
Les élus se réfugient parfois derrière l’alibi de la laïcité ou un manque d’espace pour justifier l’absence de tels aménagements, pourtant encouragés par une directive ministérielle. Cette attitude entraîne chez leurs administrés, dans l’impossibilité de concilier leurs convictions religieuses et leur sentiment d’appartenance à la France, un profond sentiment de rejet. « Même morts, ils ne veulent pas de nous », entend-on déplorer. Mais tous les maires ne refusent pas aux habitants de leur commune le droit d’enterrer leurs proches dans le respect de leurs croyances. Il arrive aussi que les associations obtiennent de tels espaces sans entrer en conflit avec les élus. Ce fut notamment le cas à Taverny, où Mamadou N’Sangou, recteur de la mosquée de cette petite commune du Val-d’Oise, a négocié avec le maire, Maurice Boscavert, la création d’un carré musulman en 1998.
À Paris non plus, première ville de France à avoir créer un « enclos musulman » au cimetière du Père-Lachaise, de tels carrés confessionnels ne semblent pas poser de problème. Le cimetière de Thiais, qui est géré par la mairie de la capitale, compte lui aussi de vastes divisions réservées aux musulmans. Instaurées dans les années 1960 en France, les premières divisions islamiques accueillent plutôt les immigrés de la première génération et évoquent par leur austérité les cimetières du Maghreb.
Dans les carrés plus récents, c’est d’abord le jeune âge de nombreux défunts qui glace le visiteur. « Un nombre important des décès est lié aux fléaux sociaux comme la toxicomanie, le sida, l’alcool, la vitesse au volant, les suicides », explique Noureddine Ghilli, directeur de la société de pompes funèbres El Amen. Ce qui frappe ensuite, c’est la présence sur les sépultures de fleurs et d’autres ornements funéraires pourtant guère de mise dans les cimetières musulmans. Les tombes sont parfois tristement surchargées d’épitaphes, de napperons et autres bibelots « islamisants » (une kaaba, un coran ouvert) ou non (des peluches, des nains de jardin).
Cette combinaison de coutumes d’ici et de là-bas n’est pas du goût des plus orthodoxes, surtout en fin d’année lorsque apparaissent sur certaines tombes des forêts de sapins décorés et une débauche de Père Noël.
Yacine Chaïb propose un indice inédit pour mesurer l’intégration des musulmans en France : le lieu d’inhumation. Ce choix en dit long plus sur le sentiment d’appartenance de cette communauté à ce pays qu’à la volonté de la France de l’accepter ad vitam aeternam. « J’ai déjà réservé un espace à Thiais auprès de ma défunte épouse, confie un ancien d’origine algérienne. J’ai choisi d’être inhumé ici pour mes enfants et leurs petits-enfants. Comme ça, cette terre, ils l’aimeront forcément. » C’est un peu le droit du sol qui s’est inversé.

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