Enfant kurde, écrivain français
Seyhmus Dagtekin ressuscite le village de Turquie qui l’a vu naître. Les phrases coulent en roulant les mots comme autant de galets.
Seyhmus Dagtekin, retenez ce nom, il s’agit peut-être d’un des grands poètes français de la nouvelle génération. Pas mal, n’est-ce pas, pour quelqu’un qui a appris le français comme Conrad l’anglais, c’est-à-dire à l’âge adulte, et qui comme Conrad est devenu un virtuose de sa langue d’adoption. Né en 1965 à Haroun, village kurde du sud-est de la Turquie, Seyhmus fait des études d’audiovisuel à Ankara, puis arrive à Paris en 1987. Il écrit en turc, en kurde et maintenant directement en français. Son livre Les Chemins du nocturne lui a valu le prix international de poésie francophone Yvan-Goll. Un prix amplement mérité.
Il y a quelques semaines, je suis allé le voir lire ses poèmes devant un public subjugué par sa présence dense et tourmentée et sa diction exigeante. Ce n’est qu’après cette soirée que j’ai ouvert sa première oeuvre en prose, À la source, la nuit. Mais est-ce réellement de la prose ? Ne serait-ce pas plutôt un long poème pour dire le monde de son enfance, ressusciter ce village perdu où les hommes disputent aux tortues les grains de raisin et autour duquel les loups rôdent ? Il y a depuis des décennies, peut-être depuis des siècles, un débat sur l’opportunité d’opérer une distinction entre l’une et l’autre façon de dire les choses. Prose ? Poésie ? Seyhmus Dagtekin n’entre pas dans ce débat. Il écrit, tout simplement. Eh bien, lisons.
Impossible de résumer À la source, la nuit, ni même d’en esquisser la trame. Le village est immuable et si les choses ont un sens, seul Dieu le connaît. Que peut faire l’humble mortel, sinon dérouler la chronique incohérente des jours, des jours rêvés et des jours de corvée, des mois de disette et des lunes fastes ? Le poète nous raconte des légendes coraniques (comment les anges réagirent à la création de l’Homme), des contes de tous les temps, des histoires locales à l’ombre du tombeau de Haji Mouss, des saynètes risibles de voleurs de poules et des récits apocalyptiques où le soleil se lève à l’Ouest et où le temps coule à l’envers. Il y a aussi des drames atroces, cette petite fille emportée dans la nuit par une bête féroce sous les yeux de sa mère… Tout cela sur un rythme obsédant où les phrases coulent en roulant les mots comme autant de galets.
Ne vous fiez pas aux citations coraniques qui parsèment inévitablement ce relevé chronographique d’un village de Turquie. Il y a quelque chose de païen dans le regard de Seyhmus Dagtekin. Lorsqu’il parle du soleil, il lui reproche sa fourberie. « Il ne pouvait déterminer une conduite et s’y tenir. Il fallait qu’il change de saison en saison. Lui, le grand, le lumineux, le beau, il se laissait cacher par un nuage, mouiller par de minuscules gouttes de pluie, refroidir par de frêles flocons de neige qui ne faisaient que passer. Il fallait le laisser à ses humeurs, à ses incontinences de vieux monsieur du ciel, à ses facéties. » Mais oui, le soleil, c’est un personnage comme les autres, on le connaît bien, il n’en fait qu’à sa tête.
Vous voulez un vrai bain de poésie, une cure de bel usage, la preuve que le français est encore une langue universelle ? Plongez-vous dans À la source, la nuit.
Seyhmus Dagtekin, À la source, la nuit, Robert Laffont, 230 pp., 18 euros.
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