Du « miracle » à la faillite

De dévaluation en coup d’État et d’élection contestée en rébellion armée, l’économie ivoirienne poursuit son inexorable descente aux enfers. Jusqu’à quand ?

Publié le 14 avril 2004 Lecture : 7 minutes.

Depuis plus de dix ans, l’Éléphant ivoirien piétine, son économie est en pleine tourmente. Ni le coup d’État de Noël 1999 ni la crise ouverte le 19 septembre 2002 ne suffisent à expliquer cet incroyable gâchis. Retour en arrière.
1993. La pression des bailleurs de fonds est à son comble. Ils exigent une dévaluation immédiate et importante du franc CFA, seul moyen, selon eux, d’empêcher la zone franc de sombrer dans le chaos. De fait, les investissements étrangers sont en chute libre, 180 milliards de F CFA ont pris la fuite au cours du premier semestre et les équilibres macroéconomiques ne cessent de se détériorer. Exemple ? Les termes de l’échange des principales rentes à l’exportation ont baissé de 50 % entre 1985 et 1993. Pour ne rien arranger, le président Félix Houphouët-Boigny est gravement malade. À l’évidence, sa fin est proche. Sous la pression des balladuriens, les autorités françaises se sont ralliées aux thèses du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, favorables à la dévaluation. Dès le mois d’août, elles ont suspendu les échanges de francs CFA en billets. Les réseaux de la Françafrique sont en ébullition. Entre pro- et antidévaluation, la guerre de tranchées fait rage. Déjà, les experts de la Caisse centrale de coopération économique – ancêtre de l’Agence française de développement (AFD) – planchent sur divers modèles de prévision économique et échafaudent des scénarios.
En novembre, le président ivoirien, « cliniquement mort » selon un ancien ministre français, est transféré d’urgence à Genève. Son décès sera officiellement annoncé le 7 décembre. Dans l’intervalle, le taux de la dévaluation du franc CFA a été décidé : ce sera 50 % ! En janvier 1994, après deux jours de réunions houleuses, à Dakar, les chefs d’État africains sont contraints de l’entériner. Cette décision est en grande partie liée à la situation en Côte d’Ivoire. Normal, puisque ce pays est appelé à en être le principal bénéficiaire. Mais on espère aussi un effet d’entraînement « vertueux » sur les pays voisins.
En dépit d’une très forte inflation – les prix ont augmenté de plus de 30 % -, l’économie ivoirienne redémarre. La compétitivité des exportations de produits agricoles a été restaurée et les recettes affluent. Comme elle s’y était engagée, la communauté internationale accompagne le mouvement. En 1994, Abidjan se voit accorder des prêts d’un montant global de 556 milliards de F CFA. Et de 1 386 milliards pour la période 1994-1997. Dans le même temps, les créanciers publics concèdent de très avantageux rééchelonnements : plus de 1 063 milliards de F CFA sur quatre ans.
Ce traitement de choc se révèle payant : entre 1995 et 1998, l’économie ivoirienne croît au rythme de 6 % par an. L’excédent de la balance commerciale passe de 500 milliards de F CFA en 1995 à plus du double en 1999. L’argent coule à flots et, comme souvent en pareille circonstance, les mauvaises habitudes reviennent au pas de charge. Dès la mi-1997, le FMI s’inquiète publiquement des « dérapages constatés dans la gestion des finances publiques » et demande une plus grande transparence dans les comptes que lui transmettent les autorités ivoiriennes.
Porté au pouvoir par la France en décembre 1993, puis élu en 1995, Henri Konan Bédié fait preuve d’une générosité sans limites. En octobre 1997, ses compatriotes découvrent l’existence des dépenses non ordonnancées, les « Deno ». Il s’agit de sommes dépensées sans affectation ni trace comptable précises. Autrement dit, volatilisées. Ngoran Niamien, le ministre des Finances, reconnaît publiquement l’ampleur du phénomène, que le FMI, pour sa part, évalue à 136 milliards de F CFA en deux ans !
À Daoukro, le village de Bédié, de nouveaux chantiers s’ouvrent sans discontinuer. À Abidjan, tandis que le champagne coule à flots, de mirobolantes fortunes s’édifient en quelques années. Des golden boys aujourd’hui oubliés comme François Bakou ou Daniel Usher font les gros titres de la presse locale. Agissent-ils pour leur propre compte ou ne sont-ils que des hommes de paille ? Mystère.
En 1998, le FMI s’alarme, non sans raison : selon des estimations émanant de sources indépendantes, plus de 1 000 milliards de F CFA auraient été détournés, directement ou non, entre 1994 et 1997 ! Une ponction trop importante pour une économie convalescente, et qui, de fait, replonge bientôt dans la crise. Le Fonds suspend son accord avec Abidjan, aussitôt imité par les autres partenaires du développement. Bien sûr, les déficits s’envolent.
Le bras de fer dure jusqu’en mars 1998, et ce n’est qu’à la demande expresse du président français Jacques Chirac que les négociations reprennent. La Côte d’Ivoire repasse alors sous les fourches Caudines du FMI et un nouveau programme d’ajustement est conclu, le 17 mars. En échange, Abidjan obtient un rééchelonnement de 75 % du stock de sa dette, privée et publique. Elle se voit même offrir – comme un « pays moins avancé » – la possibilité de bénéficier d’une réduction de son endettement grâce à l’initiative en faveur des Pays pauvres très endettés (PPTE). À Paris, on respire, mais pas pour très longtemps.
En septembre 1998, la revue du FMI doit une nouvelle fois constater que les engagements pris n’ont pas été respectés, que certaines dépenses ne peuvent toujours pas être justifiées et que la corruption continue de faire des ravages. Le scandale du détournement d’une aide de 18 milliards de F CFA que l’Union européenne destinait au secteur de la santé est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le FMI, qui estime à 120 milliards de F CFA le montant des dépenses hors budget à fin 1998, claque la porte. L’économie ivoirienne entame une interminable descente aux enfers.
Tout au long de 1999, le pourrissement de la situation politique et sociale se poursuit. Une véritable annus horribilis. Alors que certains ont déjà les yeux rivés sur l’élection présidentielle de l’année suivante, c’est l’armée qui, en décembre, assène le coup de grâce au régime Bédié et s’empare des rênes du pouvoir.
Le coup d’État est condamné du bout des lèvres par les partenaires étrangers, trop heureux d’être débarrassés d’une équipe dominée par l’affairisme et le népotisme. Mais l’attitude de l’opposition, et notamment du Front populaire ivoirien (FPI), est plus surprenante. Non seulement celui-ci ne condamne pas le coup d’État du général Robert Gueï, mais il accepte, après quelques hésitations, d’entrer dans son gouvernement. Tous les programmes d’investissements et les projets de privatisation sont gelés. Dix mois durant, l’économie est frappée au coeur. Beaucoup espèrent que les élections de décembre 2000 marqueront la fin du calvaire. À tort.
Le déroulement de la consultation est jugé « calamiteux » par le vainqueur, l’actuel président Laurent Gbagbo. À l’évidence, rien n’est réglé. La défiance qui s’est installée n’est pas près de se dissiper. Pis, le « camarade socialiste » se met peu à peu à dos les intérêts de l’ancienne puissance coloniale. La France compte vingt-deux mille expatriés sur place et ses entreprises contribuent pour plus d’un tiers au Produit intérieur brut. Héritage empoisonné de feu le président Houphouët-Boigny, tout ici, ou presque, est aux mains des Français. Les Bouygues, Bolloré, EDF, Saur et autres France Télécom contrôlent tous les secteurs stratégiques : l’eau, l’électricité, les télécoms, les transports, le transit, etc. Et la Société générale, la BNP et le Crédit Lyonnais règnent sans partage sur le secteur bancaire.
Gbagbo commence par attribuer la construction du troisième pont d’Abidjan à une société chinoise. Puis octroie la réhabilitation de l’hôtel Ivoire à des Anglo-Saxons et menace de retirer à Bouygues les concessions d’eau et d’électricité. S’il faut en croire certains experts, les velléités du président ivoirien de réduire la position dominante des entreprises françaises ne seraient pas étrangères à ses difficultés ultérieures. Elles expliqueraient notamment la « passivité » de Paris après le déclenchement de l’insurrection armée du 19 septembre 2002. Juste au moment où l’économie ivoirienne commençait à repartir du bon pied.
Début décembre, Paul Antoine Bohoun-Bouabré, le ministre de l’Économie et des Finances, tablait encore sur un taux de croissance « d’au moins 3 % ». Cet espoir va vite être balayé : le PIB baissera en réalité de 1,2 % en 2002 et de 2,2 % l’an dernier. Plus grave, la lourdeur des dépenses liées à l’effort de guerre – entre 150 milliards et 300 milliards de F CFA, selon les sources – hypothèque toute possibilité de relance.
Son potentiel économique étant indéniable, la Côte d’Ivoire est capable de repartir très vite. À condition que les cours des matières premières, à Londres, ne s’effondrent pas, et que les bailleurs de fonds, notamment l’Union européenne – qui a promis 400 millions d’euros -, jouent le jeu sans arrière-pensées. Pour le reste, les Ivoiriens ont leur destin entre les mains. À eux de restaurer la cohésion nationale qui fut l’une des bases du « miracle » économique dont leur pays fut jadis le théâtre.

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