Comment est née l’« ivoirité »
« L’ivoirité est, selon nous, une exigence de souveraineté, d’identité, de créativité. Le peuple ivoirien doit d’abord affirmer son autorité face aux menaces de dépossession et d’assujettissement : qu’il s’agisse de l’immigration ou du pouvoir économique et politique. […] L’individu qui revendique son ivoirité est supposé avoir pour pays la Côte d’Ivoire, être né de parents ivoiriens appartenant à l’une des ethnies autochtones de la Côte d’Ivoire. » Ces propos sont extraits de la très officielle Ethics, une revue publiée en 1996 par un aréopage d’intellectuels proches du président Henri Konan Bédié. Comment des professeurs d’université, des chercheurs de renom, des philosophes même en sont-ils arrivés à adopter de telles positions ?
Pour comprendre leur cheminement idéologique, analyser comment, à partir de ce concept d’ivoirité, le regard porté sur les étrangers a réellement changé de nature en Côte d’Ivoire, il faut remonter quelques années en arrière.
Ce n’est certes pas la première fois que la présence des étrangers dans le pays se trouve contestée. À plusieurs reprises on a même assisté à des poussées xénophobes. D’abord dans les années 1930, avec la création d’une Association de défense des intérêts des autochtones de Côte d’Ivoire (Adiaci). Puis en 1957, lors de l’expulsion des Dahoméens [les futurs Béninois], dans laquelle le parti d’extrême droite de Pépé Paul joua un rôle important. Enfin, dans les années 1970, lors de la campagne d’ivoirisation des cadres lancée par le président Houphouët-Boigny.
Ces réactions jugées par beaucoup inacceptables s’expliquent :
1. Par l’importance numérique des communautés étrangères en Côte d’Ivoire, qui, aujourd’hui encore, représentent entre 26 % (selon le recensement de 1998) et 29 % de la population totale.
2. Par les frustrations provoquées, chez un certain nombre d’Ivoiriens, par la politique de favoritisme allochtone mise en oeuvre par Houphouët. De fait, celui-ci n’hésitera pas à nommer des ministres originaires d’autres pays de la sous-région, à accorder le droit de vote aux immigrés, et même, en 1966, à proposer – sans succès – d’octroyer la double nationalité à l’ensemble des ressortissants des pays membres du Conseil de l’entente. Au début des années 1990, cette politique commence à susciter de vives critiques. Hostile au vote des étrangers, le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo, par exemple, dénonce l’utilisation par le « Vieux » de ce « bétail électoral ».
Le tournant radical se produit en 1995. Après le long règne d’Houphouët, le président Henri Konan Bédié, au pouvoir depuis vingt mois, a quelque mal à « exister » politiquement. Sa légitimité étant contestée par certains, il a besoin d’une théorie rassembleuse. Dans un discours prononcé lors de la convention nationale du PDCI, à Yamoussoukro, en août 1995, il évoque pour la première fois « l’ivoirité » et, dans la foulée, demande à des universitaires de théoriser la notion. Il s’agit avant tout d’exalter les « valeurs » ivoiriennes. Selon l’anthropologue Jean-Pierre Dozon, directeur du Centre d’études africaines, à Paris, « dès la naissance de l’ivoirité, les intellectuels de l’entourage de Bédié, pour la plupart d’ethnie akan, en ont donné une lecture centrée sur la culture akan, selon une logique d’exclusion. Cette « akanité » s’apparente à une forme de tribalisme. » Très vite, le terme va être détourné par les médias dans un sens ouvertement xénophobe.
À la télévision et ailleurs, les hommes du président commencent à opposer les « Ivoiriens de souche » aux « Ivoiriens de circonstance » et à dénoncer la « présence étrangère ». Le « seuil du tolérable » est dépassé, tranchent-ils. Pour des raisons électoralistes, la plupart des leaders politiques surfent à leur tour sur cette vague chauvine. Ce n’est pas, bien sûr, le cas d’Alassane Ouattara : le leader du Rassemblement des républicains (RDR) est la première cible de cette campagne en raison de ses origines burkinabè supposées.
« C’est en servant à ce type de campagnes que le concept d’ivoirité a pris toute sa force négative. Il a permis de justifier idéologiquement des actes et des propos xénophobes, des agressions brutales contre les étrangers, la mise en doute de l’identité authentiquement ivoirienne des populations portant des patronymes malinkés », expliquent les sociologues Claudine Vidal et Marc Le Pape, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), à Paris.
Rares seront les intellectuels à dénoncer la dangerosité de cette quête du « sang pur ». Longtemps, la parole va être monopolisée par les « ivoiritaires ». La crise identitaire que traverse la Côte d’Ivoire en a-t-elle été réglée pour autant ?
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