Bertrand Delanoë : « Il était la Tunisie »

Voici le texte de l’allocution prononcée, le 6 avril, par Bertrand Delanoë, le maire deParis, lors de l’inauguration de l’esplanade Habib-Bourguiba.

Publié le 14 avril 2004 Lecture : 7 minutes.

« Il y a quatre ans disparaissait celui que l’Histoire a, de son vivant, érigé en fondateur de la nation tunisienne. Nous reviennent à l’esprit les mots prononcés en 1973 par Habib Bourguiba : D’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de soustribus,
tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens. Des paroles fortes qui identifient un rôle, une uvre et un parcours uniques dans le siècle.
Retracer le destin d’Habib Bourguiba, c’est évoquer la figure du leader charismatique, celui qui fait l’Histoire. Et, dans ce cheminement hors du commun, Paris occupe une place particulière. C’est en effet dans notre capitale que le jeune étudiant à la Sorbonne et à l’École libre des sciences politiques a acquis les armes intellectuelles et idéologiques
propres à nourrir le futur homme d’État. Venu avec l’ambition déclarée « d’étudier le droit en vue de combattre le protectorat », Habib Bourguiba, à 20 ans, s’est donné les
moyens de son rêve d’indépendance.
C’est aussi à Paris qu’il rencontra Mathilde, sa première épouse. Et comment oublier que ce séjour parisien lui offrit l’occasion de cultiver sa passion pour les auteurs français,
Vigny, Hugo ou Bergson ? Sans doute, déjà, peut-on déceler les ressorts de la dualité qui caractérise son rapport à notre pays : il sera un militant inlassable de la décolonisation, mais demeurera un admirateur sincère et enthousiaste de la France universelle, épris de ses poètes, de ses écrivains, de sa culture.
Ainsi, lorsqu’il retrouve son pays natal, en 1927, il ne peut que mesurer le décalage cruel entre les principes enseignés à Paris et la pratique effective du protectorat. Ce constat stimule, plus que jamais, le dessein qu’il nourrit : servir l’émancipation de son peuple. Très tôt, en effet, il acquiert la conviction que l’indépendance de la Tunisie est inéluctable, même si son horizon paraît alors lointain. Lucide, intuitif, il perçoit aussi très vite l’inefficacité du « Destour », le parti libéral constitutionnel, qu’il
juge inadapté à cette ambition. Assumant la dissidence, il fonde donc le Néo-Destour.
Cette jeune formation est moins élitiste, plus populaire. Elle n’est plus seulement urbaine, mais s’ouvre aux campagnes. Surtout, et c’est la marque fondamentale du bourguibisme, elle rejette la logique du tout ou rien et s’inscrit dans une démarche par étapes, en acceptant la négociation avec la puissance coloniale.
Dès 1931, le Combattant suprême résumait cette stratégie dans le journal La Voix du Tunisien : Le contact d’une civilisation plus avancée détermine pour le peuple tunisien une réaction salutaire. Une véritable régénération se produit. Grâce à une judicieuse assimilation des principes et des méthodes de cette civilisation, il arrive fatalement à réaliser par étapes son émancipation définitive.
La marche vers l’indépendance est ainsi pensée très tôt : elle sera l’uvre du peuple, progressant pas à pas, au rythme des compromis, de la lutte et même des sacrifices. Durant vingt ans, en effet, Bourguiba affrontera toutes les exigences du combat. Assigné à résidence dès le milieu des années 1930, libéré sous le Front populaire puis de nouveau emprisonné en 1938, il est livré par le gouvernement de Vichy à Mussolini, qui espérait ainsi affaiblir la résistance en Afrique du Nord.
Terribles années, dominées par l’intensité de l’affrontement, mais aussi par le sens des valeurs et de l’Histoire. En dépit de son opposition à la colonisation, Bourguiba
condamne les fascismes et, dès le 8 août 1942, lance un appel à soutenir les troupes alliées contre les forces de l’Axe.
De sa prison, il écrit : L’Allemagne ne gagnera pas et ne peut gagner la guerre. L’ordre est donné aux militants d’entrer en relation avec les Français gaullistes en vue de conjuguer notre action clandestine. Notre soutien doit être inconditionnel. C’est une question de vie ou de mort pour la Tunisie. Et ces propos prennent un relief particulier en ce lieu où se trouve le monument à la mémoire des soldats tombés pendant la campagne
de Tunisie, en 1942-1943.
Une fois la guerre terminée, le combat reprend. D’abord sur la scène internationale. Du Caire, où il réside, jusqu’au siège des Nations unies, Bourguiba s’impose comme le porte-parole et le théoricien inspiré de la cause tunisienne. Mais, conscient que la liberté ne se gagne que de l’intérieur, il rentre en Tunisie en 1949. Après les révoltes de 1952,
son parti est interdit, et lui-même condamné à l’exil.
Alors que la marche vers l’indépendance semble brutalement interrompue, une rencontre
décisive va restaurer l’espoir. Car à la conviction de Bourguiba fait écho l’esprit
éclairé de Pierre Mendès France. Le 31 juillet 1954, celui-ci annonce que la France reconnaît l’autonomie interne de la Tunisie. L’Histoire s’accélère alors. Le gouvernement tunisien engage des pourparlers avec la France qui débouchent sur le protocole d’accord du 20 mars 1956. La Tunisie est indépendante et souveraine. Le 25 juillet 1957, Bourguiba
en devient le premier président de la République.
Victoire de la raison arrachée dans le tourbillon enflammé des événements… En contournant les haines et les blessures irréversibles, en écartant les logiques de vengeance, Bourguiba a ouvert à son pays la porte de l’avenir, tout en préservant ses liens avec la France. Des liens, en vérité, essentiels à ses yeux. Et un héritage précieux que résume magnifiquement Jean Lacouture : Habib Bourguiba, dit-il, ce sage aux
manières d’agité méditerranéen, dont le possibilisme lyrique fonda un État et aurait peut-être pu, pris pour modèle, éviter la guerre d’Algérie. Des liens que Bourguiba s’attachera toujours à faire vivre. Il deviendra ainsi, à l’instar d’un Léopold Sédar
Senghor, son ami, l’un des plus ardents défenseurs de la Francophonie, veillant à maintenir l’enseignement de notre langue dans les écoles tunisiennes.
Dès son accession au pouvoir, Bourguiba s’applique à parachever la souveraineté nationale et à faire entrer la Tunisie dans la modernité. Ses convictions, sa volonté, son prestige
lui permettent de bousculer tabous et conservatismes. Les réformes se succèdent : affirmation d’un État laïc ; généralisation de l’enseignement comme levier contre le
sous-développement ; amélioration de la santé publique ; et, surtout, émancipation des femmes. Ce que j’ai fait pour la femme, dira-t-il en 1972, demeure la fierté de mon
uvre.
Seize ans auparavant, il avait en effet promulgué un code du statut personnel très avant-gardiste, interdisant la polygamie, remplaçant la répudiation par une procédure de
divorce et fondant le mariage sur le consentement mutuel. Un an après, il accordait le droit de vote aux femmes, légalisait la contraception en 1961, puis l’interruption volontaire de grossesse, en 1967 longtemps, donc, avant de nombreux pays européens, dont le nôtre.
C’est une véritable révolution pour le statut des Tunisiennes qui fut ainsi engagée. Et un progrès dont beaucoup de femmes à travers le monde sont encore, cinquante ans plus tard, tenues à l’écart. C’est aussi un formidable héritage qu’il lègue à notre époque, sous forme d’un message adressé à travers le temps aux faussaires de la religion, aux tenants de l’obscurantisme.
Pionnier et visionnaire, Bourguiba le fut aussi comme grande figure du monde arabe. Il utilise ce statut et son prestige au service d’une idée-force : conquérir la paix au Proche-Orient comme la Tunisie avait conquis son indépendance. Dans le fracas des passions, il est le premier à prôner la sagesse et le réalisme. À Jéricho, en 1965, il affirme ainsi, contre Nasser, que la politique du tout ou rien n’a mené la Palestine qu’à
la défaite. Il ose les mots de paix et de coexistence.
Vision empreinte de pragmatisme et d’intelligence. Mais conception, aussi, inséparable d’une indéfectible fidélité à la cause palestinienne, symbolisée par l’arrivée, en août 1982 après l’invasion du Liban par Israël , de bateaux militaires français conduisant Yasser Arafat et ses partisans jusqu’au port de Bizerte.
Indépendance, paix et progrès : telles sont les ambitions qui ont inspiré une vision sans cesse en mouvement, et des actes mémorables, même si la longue présidence de Bourguiba s’acheva malheureusement dans la confusion. Rarement l’identification entre un chef d’État et une nation n’est apparue aussi forte. Bourguiba a été la Tunisie, il a incarné sa naissance, sa souveraineté, son développement. Aujourd’hui, en ce jour anniversaire de sa mort, c’est donc à cet homme d’État d’exception que Paris rend hommage.
Parce qu’il fut l’un des acteurs majeurs du siècle dernier ; parce qu’il sut éviter une cruelle tragédie dans notre histoire commune ; parce que nous lui devons les liens amicaux, fraternels et pacifiques institués entre nos peuples ; parce que les Tunisiens,
au sein de notre communauté parisienne, apportent une richesse précieuse à l’identité de notre ville, il nous revenait d’inscrire son nom dans la mémoire collective de notre cité.
Paris l’honore aujourd’hui, et, au-delà, marque son profond attachement à la Tunisie, à son peuple, à son avenir. [] Puisse sur cette esplanade résonner la modernité des mots
que Bourguiba prononçait, il y a cinquante ans : Mon vu le plus cher est que les musulmans vivent dans une communion des curs encore plus étroite, que les dirigeants réalisent entre eux une meilleure compréhension et combattent tous les complexes d’infériorité ou de supériorité qui risqueraient de nous précipiter dans une catastrophe, ce que nous pouvons sûrement éviter grâce à un recours incessant à la raison et à l’intelligence.
Que tous les promeneurs de ce lieu sachent que, irrigué de ces sages principes, bat ici, avec confiance, le cur de l’amitié entre les peuples de Tunisie et de France. »

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires