Après lui, le déluge

En refusant de choisir entre les barons de son régime, Houphouët a provoqué une guerre de succession dont les conséquences n’ont pas fini de se faire sentir…

Publié le 14 avril 2004 Lecture : 6 minutes.

Après Houphouët, qui ? En ce mois de novembre 1993, la question obsède la classe politique ivoirienne, mais pas seulement : dans les bureaux et les maquis aussi, on ne parle que de ça. Et, accessoirement, de l’éventualité d’une réforme de la Constitution. Faut-il modifier l’article 11, qui prévoit que le président de l’Assemblée nationale Henri Konan Bédié, en l’occurrence remplace le chef de l’État, en cas d’empêchement ou de vacance, jusqu’à la fin de son mandat ? Comment interpréter l’article 24, qui stipule
qu’en cas d’absence le Premier ministre autrement dit, Alassane Dramane Ouattara assure l’intérim ? Et quid de la Cour suprême, censée prononcer, à la demande du
gouvernement, la vacance du pouvoir ? Elle ne compte plus que cinq juges sur les huit prévus et n’a plus de président depuis que le titulaire du poste, empêtré dans une
sombre affaire de chèques sans provision, a été contraint de rendre son tablier
Rumeurs et spéculations vont bon train. Elles redoubleront, dans les derniers jours de l’année, au rythme des communiqués alarmistes sur l’état de santé du chef de l’État. Un jour, le bruit court que X envisagerait de s’allier avec Y pour faire barrage à Z… Le lendemain, on murmure que tel groupe ethnique serait disposé à faire cause commune avec tel autre afin d’en marginaliser un troisième… Les ambitions et les appétits se libèrent à l’ombre déclinante du chef, qui s’est toujours bien gardé de désigner
clairement son successeur. Par exemple, en l’associant directement à la gestion des affaires. Il y a bien le fameux article 11, mais Houphouët l’a déjà modifié plusieurs
fois, au gré de son humeur. Hier, en faveur de Philippe Yacé, aujourd’hui au bénéfice de Bédié.
Au tout début de cette même année 1993, on avait prêté au Vieux l’intention d’abroger purement et simplement ledit article et de rétablir le poste de vice-président (qui avait existé en 1980, mais n’avait jamais eu de titulaire) au bénéfice de Bédié, Ouattara restant à la tête du gouvernement. Grand avantage de ce dispositif : il aurait permis d’apaiser, au moins provisoirement, l’affrontement de moins en moins feutré entre les deux hommes. Hélas ! il n’a jamais été mis en place.
Tant que l’antagonisme Bédié-Ouattara s’exprimait à fleurets mouchetés, le chef de l’État avait plus ou moins laissé faire. Mais un seuil avait été franchi à la mi-décembre 1992. Ne supportant plus les critiques à son encontre de certains dignitaires du PDCI, Ouattara avait en effet présenté la démission de son gouvernement. Lors de son entrevue avec Houphouët, il s’était amèrement plaint des déclarations, qui, lors d’un meeting à Korhogo, l’avaient présenté comme un « simple caissier », un exécutant qui n’a pas voix au chapitre, et lancé un vibrant appel à soutenir Bédié qui n’en demandait peut-être pas tant.
La démission du chef du gouvernement avait été refusée. Vieille tactique houphouétienne À tous les niveaux du parti et de l’État, le Vieux s’était toujours arrangé pour maintenir, face au numéro un, un concurrent de poids. Pourquoi aurait-il procédé autrement s’agissant de sa succession ? Tout en faisant de Bédié son dauphin constitutionnel, il avait donc favorisé l’ascension de Ouattara.
Connaissant par le menu l’itinéraire et le pedigree de ceux qui composaient le sérail politique, Houphouët en jouait en véritable généalogiste. Fort de ce pouvoir, il distribuait à sa guise honneurs et promotions, mariait, baptisait, châtiait ou pardonnait. S’il dormait, c’était à la manière d’un crocodile : les yeux ouverts. Il les a refermés pour toujours sans avoir eu le temps ou la volonté d’assigner une place et un rôle à chacun de ses « enfants » en politique. Résultat : des déchirements, des empoignades verbales, la plus totale confusion.
Les choses avaient commencé à se gâter à l’aube des années 1990, alors que manifestations et marches de protestation se succédaient dans les rues d’Abidjan. Puis avec la renaissance du pluralisme politique. Brusquement, en ce 19 novembre 1993, la tension monte d’un cran : plusieurs dépêches d’agence viennent d’annoncer le départ de l’aéroport
de Genève d’un avion sanitaire à destination de Yamoussoukro. C’est le début de la fin.
Le palais présidentiel est interdit aux visiteurs. Seule une poignée de fidèles est admise à pénétrer dans le « saint des saints », la chambre du chef de l’État : ses médecins, bien sûr ; Thérèse, son épouse ; « mamie » Faitai, sa sur aînée ; le colonel Touré, son aide de camp ; Georges Ouégnin, chef du protocole d’État ; Abdoulaye Diallo, son chargé de mission ; et Loua, son majordome. Les autres, tous les autres, sont tenus à
l’écart. Dans une villa proche du palais, Bédié reçoit les barons du régime, mais aussi
Laurent Gbagbo, du Front populaire ivoirien (FPI), l’un des grands pourfendeurs de
l’article 11. Quant à Ouattara, il fait la navette entre Abidjan et Yamoussoukro. L’après-
Houphouët se prépare. Ou plutôt se bricole.
Les dispositions prévues par le Vieux sont loin d’emporter l’adhésion générale. La polémique enfle. Sept députés PDCI signent une lettre ouverte dénonçant le « coup d’État constitutionnel » perpétré, selon eux, par Ouattara. Motif de leur colère : le communiqué du Conseil des ministres du 17 novembre indiquant que le Premier ministre assure « la suppléance du président de la République ». Six partis de l’opposition estiment, pour leur
part, que « depuis cinq mois [l’origine du mal est, selon d’autres, sensiblement plus ancienne], la société ivoirienne connaît une situation de blocage, tant au niveau politique et institutionnel qu’au plan économique et social ». Ils réclament « la formation d’un gouvernement de transition dans le cadre d’une concertation nationale ».
Avant de se prononcer, Gbagbo prend soin de réunir une convention extraordinaire de son parti. « Pour éviter que le chaos ne s’installe après le départ d’Houphouët-Boigny, il nous faut réfléchir ; le FPI ne veut rien entreprendre dans la précipitation », déclare-t-il. Le 27 novembre, à l’issue de la convention, le principal opposant au régime demande
l’instauration d’un gouvernement de transition pour une durée qui « ne doit pas excéder douze mois ». Ses objectifs doivent se limiter à la convocation immédiate d’une Assemblée constituante « en vue de l’élaboration d’une nouvelle Constitution », à la relance de l’économie et à l’organisation d’élections « justes et transparentes ». L’article 11 est évacué d’une phrase : il « introduit dans notre droit une succession de type héréditaire et monarchiste ». Inacceptable en république. Gbagbo l’a dit et répété à Bédié et à Ouattara, qu’il a rencontrés tour à tour, quelques jours plus tôt : un tel scénario est inacceptable en république. Peine perdue.
L’effervescence gagne la classe politique. Tous les griefs accumulés à l’encontre du Vieux refont surface : il n’a pas su partir à temps, il n’a pas préparé sa succession, il laisse un pays en désordre Même le PDCI, qu’il a fondé et dirigé sans interruption ni délégation, se déchire en chapelles rivales. Tenus à distance ou carrément écartés du
pouvoir, des barons comme Philippe Yacé espèrent bien prendre leur revanche : à défaut de monter sur le trône, ils entendent bien jouer le rôle de « faiseurs de roi ». Ils
attendent ce moment depuis des années !
La crise menace et la France est inquiète. Dépêchés d’urgence à Abidjan, Jean-Marc de la Sablière, directeur des affaires africaines au Quai d’Orsay, et Antoine Pouillieute, directeur de cabinet du ministre de la Coopération, rencontrent Bédié, puis Ouattara, pour leur proposer l’arbitrage de Paris.
La mort d’Houphouët est annoncée le 7 décembre. Aussitôt, Bédié se précipite à la Radiotélévision nationale et se présente au pays dans les habits du nouveau chef de l’État. Deux mois plus tard, le 7 février, des funérailles nationales ont lieu en la basilique Notre-Dame-de-la-Paix, à Yamoussoukro. Depuis, le Vieux y repose en paix. Est-ce
vraiment le cas de son pays ?

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