Politique sur grand écran
La 20e édition du Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou, qui s’est déroulée du 24 février au 3 mars, a rendu hommage à une nouvelle génération de cinéastes du continent. À sa tête, le Nigérian Newton Aduaka, qui a remporté l’Étalon d’or de Yenneng
C’est autour de la piscine de l’hôtel Indépendance – l’Indé, comme disent les habitués du festival – que se retrouvent tous les professionnels du septième art présents au Fespaco : réalisateurs, comédiens, journalistes ou personnalités diverses jouant un rôle dans le cinéma africain. C’est donc là que, tous les deux ans, bruissent les pronostics et les rumeurs sur le palmarès du Festival panafricain du cinéma dans les jours qui précédent l’annonce des récompenses. Paradoxalement, cette année, aucun de ceux qui s’étaient risqués à annoncer le résultat du trio gagnant des Étalons de Yennenga (d’or, d’argent et de bronze) n’avait vu juste, que ce soit dans l’ordre ou le désordre.
Tout le monde s’est d’ailleurs accordé pour trouver audacieux et courageux le verdict du jury dirigé par le très dynamique cinéaste camerounais Bassek Ba Kobhio. Si le grand vainqueur, Ezra, film sur les enfants-soldats de la Sierra Leone du talentueux Nigérian Newton Aduaka (voir encadré p. 80), avait rallié beaucoup de suffrages, le grand favori était Daratt. Ce long-métrage à l’esthétique minimaliste du Tchadien Mahamet Saleh Haroun, évoquant sans pathos et avec de superbes images une histoire de vengeance liée à un épisode de l’interminable guerre civile qui déchire la patrie du réalisateur depuis des décennies, a dû se contenter de l’Étalon de bronze, une sorte de prix de consolation pour une uvre déjà couronnée par un Lion d’argent (prix spécial du jury) au prestigieux Festival de Venise.
Quant à l’Étalon d’argent, il est revenu à un film fort beau et très original dans le paysage cinématographique africain, Les Saignantes, du Camerounais Jean-Pierre Bekolo, dont les deux actrices principales ont reçu par ailleurs ex aequo le prix d’interprétation féminine. Personne ne s’attendait à cette consécration en raison même de la nature de ce long-métrage, un récit d’anticipation supposé se passer dans une capitale africaine en 2025, filmé entièrement de nuit, qui raconte dans un climat érotique la dérive de deux jeunes femmes dont l’une vient de voir expirer dans ses bras un dignitaire qui profitait de ses charmes. Comment se débarrasser de son corps, qui s’avère des plus encombrants ? Les deux belles ne reculeront devant aucun procédé, pas même le plus cru des scénarios gore. Nul ne pouvait nier les qualités esthétiques de ce film noir torride que la majorité des festivaliers trouvaient cependant trop « particulier » ou « provocateur » pour figurer au palmarès – la plupart n’osant pas dire ouvertement trop osé et trop glauque en raison de scènes d’horreur ou de moments d’humour macabre… Voire trop peu « africain » par son style. Des critiques que le réalisateur récusait, à juste titre, en affirmant notamment que « le côté délirant du film est très africain » et qu’« on ne peut réduire l’imaginaire du continent au politique et au social ».
Le verdict a surpris autant par le classement des films et des auteurs distingués que par les oubliés. Qui aurait pensé en effet que deux des grands favoris, soit Making off, de Nouri Bouzid, récent Tanit d’or au festival de Carthage, et Tsotsi du Sud-africain Gavin Hood, Oscar du meilleur film étranger en 2006 – excusez du peu ! -, seraient laissés de côté. Certes, le premier a été finalement distingué à travers le prix d’interprétation décerné au jeune Lotfi Abdelli pour le rôle de Bahta, un danseur de hip-hop anticonformiste et paumé, « récupéré » par des intégristes qui veulent le transformer en kamikaze. Mais l’uvre du grand réalisateur tunisien, bien qu’alourdie par ces séquences « off » où interviennent subitement le cinéaste et son acteur principal pour évoquer hors récit leur travail et ses difficultés, méritait sans doute d’être mieux accueillie par les jurés. Car elle « délégitime » de façon convaincante et sans jamais ennuyer tous les discours intégristes. En revanche, on ne regrettera pas le « zapping » de Tsotsi, cette histoire édifiante de rédemption d’un adolescent voyou chef de gang à Soweto destinée à toucher un large public en utilisant toutes les ficelles du mélo hollywoodien. Un film très professionnel certes, mais qui n’a nul besoin du tremplin du Fespaco pour réussir son parcours sur les écrans, au demeurant déjà terminé pour l’essentiel.
Deux des récompenses accordées à des premiers films sont réjouissantes. D’abord le prix Oumarou-Ganda – celui de la meilleure première uvre – est allé à Barakat, réalisé par la seule femme présente en compétition cette année, l’Algérienne Djamila Sahraoui. Il distingue une documentariste reconnue qui est passée à la fiction avec bonheur en évoquant le périple de deux femmes à la recherche du mari de l’une d’entre elles, enlevé par des islamistes et retenu dans un maquis. Un long-métrage à la gloire des femmes maghrébines qui bénéficie du talent de ses deux interprètes, l’ancienne pensionnaire de la Comédie-Française Rachida Brakni et Fettouma Bouamari, actrice de caractère qui incarne Khadija, une infirmière peu banale, autrefois héroïne de la guerre d’indépendance. Ensuite, et surtout, hors compétition proprement dite, le prix du public (parrainé par RFI, qui organise des votes au sortir des projections) a été accordé au film du Guinéen Cheikh Fantamady Camara, Il va pleuvoir sur Conakry. Racontant les mésaventures d’un jeune caricaturiste employé dans un journal dirigé par un directeur très enclin aux compromis pour ne pas heurter les autorités, ce long-métrage dénonce les hypocrisies et les manipulations de l’opinion dans les sociétés africaines. Il s’agit d’un film « total », virant parfois à la comédie et parfois au drame, avec des dialogues savoureux. Le public de Ouagadougou, majoritairement composé de simples amateurs de cinéma, ne s’y est pas trompé et a justement salué l’apparition d’un cinéaste prometteur.
Parmi les autres films en compétition, certains ont retenu l’attention grâce à leur approche radicale ou peu banale des sujets abordés. On peut en citer deux. D’abord Tartina City, de Issa Serge Coelo, qui, contrairement à ce que son titre digne d’une bande dessinée pourrait laisser supposer, est un film très dur, sans concession à l’esthétisme, sur la répression au Tchad sous la dictature. Ses images très crues ont parfois choqué, mais l’auteur n’a jamais cédé au sensationnalisme pour décrire le martyre d’un prisonnier d’opinion. Juju factory, du Congolais Balufu Bakupa-Kanyinda, est pour sa part un film inclassable, un peu à la manière (toutes proportions gardées) de certains Godard. Ce qui en l’occurrence doit s’entendre comme un compliment. Il semble raconter, dans le décor du quartier Matonge de Bruxelles, l’affrontement tragi-comique entre un écrivain qui veut préserver sa liberté de création et son éditeur, déterminé à lui faire écrire un livre « commercial » et superficiel sur le cadre de vie des émigrés dans la capitale belge. Un duel dont on suit le déroulement sur fond de musique congolaise, mais qui conduit surtout le réalisateur – lui-même également écrivain – à aborder, non sans humour, tous les sujets historiques, politiques, esthétiques et moraux qui lui tiennent à cur. Dans le désordre : l’exil, la colonisation et la décolonisation avec ses horreurs et ses espoirs, les racines culturelles, la littérature, l’intégrité, le choix décisif des points de vue (« Tant que le lion n’aura pas de griot, toutes les histoires de chasse seront à la gloire des chasseurs »), etc. Une entreprise artistique risquée qui a le mérite de ne jamais sombrer dans l’emphase ou le didactisme grâce au talent multiforme de ce cinéaste révolté.
De fait, sans doute n’a-t-on vu que rarement une sélection aussi diverse que celle proposée cette année au Fespaco. Outre les films déjà mentionnés, tous très différents les uns des autres à la fois au niveau des sujets et par la façon de les traiter, on a pu voir sur les écrans de Ouagadougou des uvres de toutes sortes (bien qu’hélas de qualité souvent très modeste) : des histoires villageoises où s’opposent tradition et modernité à la manière du cinéma africain des années 1970 ou 1980 (Djanta, du Bukinabè Tahirou Tasseré Ouédraogo, sur la difficile émancipation des femmes, ou Faro, la Reine des eaux, du Malien Salif Traoré, où l’on décrit les effets néfastes de certaines croyances ancestrales) ; un polar politico-satirique (Code Phénix, réalisé par le directeur du Journal du jeudi, Boubakar Diallo, qui semble, hélas, en l’occurrence avoir confondu cinéma populaire et cinéma populiste), une comédie (presque) musicale (Le monde est un ballet, savoureux mélo urbain du Burkinabè Issa Traoré de Brahima, mais de facture inégale) ; un drame dont on évoque la genèse (Un matin de bonne heure, l’itinéraire de deux adolescents qui rêvent d’autres cieux, d’après l’histoire vraie de ces deux jeunes Guinéens découverts morts de froid dans le train d’atterrissage d’un avion d’Air France) ; une satire de la société africaine contemporaine (le décevant Téranga Blues, du Sénégalais Moussa Sene Absa, remarqué auparavant avec sa comédie Madame Brouette) ; un film métaphorique (Africa Paradis, du Béninois Sylvestre Amoussou, où l’on voit une Afrique prospère traiter sans ménagement des immigrés blancs clandestins !) ; du théâtre filmé (le fort bien réalisé Sourire du serpent du Guinéen Mama Keita), etc.
Contrairement à sa réputation hors du Continent, le cinéma africain – d’Afrique subsaharienne en particulier – n’est donc pas du tout formaté ou voué à aborder toujours les mêmes thèmes. Il n’empêche qu’on ne pouvait qu’être frappé lors de cette édition du Fespaco par le nombre de films traitant directement ou indirectement de questions très politiques : pouvoirs autoritaires, guerres civiles, liberté d’expression, corruption… Avec souvent en toile de fond des interrogations sur la place de la religion, l’islamisme et ses conséquences sur la société. Bien entendu, tout cela n’est pas nouveau. Mais on a rarement enregistré à ce point une lecture politique – et en général pessimiste – de tous les sujets à l’écran. Ce qui semble témoigner de la propension des réalisateurs à repérer un grand désarroi autour d’eux et à inciter le public à réagir.
S’agissant de la géographie actuelle du cinéma africain, la faiblesse de la représentation des films d’Afrique du Sud et, surtout, du nord du continent dans la compétition pourrait faire croire à une renaissance des cinématographies d’Afrique noire anglophone. Il ne s’agit pourtant que d’une illusion d’optique tenant à la politique de sélection des organisateurs du Fespaco en 2007. Une politique plutôt opaque et qui peut laisser perplexe. Alors que le Maroc, par exemple, propose chaque année, grâce à une politique volontariste de l’État, une dizaine de longs-métrages destinés au grand écran, comment a-t-on pu sélectionner un film aussi médiocre que La Vague blanche, un thriller peu inspiré qui n’est qu’un téléfilm en réalité, pour représenter à lui seul la production du royaume chérifien ? Quant à l’Afrique du Sud, grande triomphatrice du Fespaco 2005, fallait-il la reléguer d’office au second plan deux ans après alors même que son industrie cinématographique est de plus en plus dynamique ?
On peut donc regretter que cette édition n’ait pas joué autant que d’habitude son rôle de vitrine de l’ensemble du cinéma africain, permettant de faire un réel état des lieux. On se contentera donc de constater que l’Afrique anglophone, avec des hauts et des bas, a désormais droit de cité à Ouagadougou, où elle a obtenu deux Étalons d’or successifs. Que le Tchad a été contre toute logique le pays dominant grâce à la sortie simultanée de deux uvres réussies de ses deux seuls véritables cinéastes. Et qu’en fin de compte la production actuelle propose plus que jamais le pire et le meilleur. Ce qui n’est somme toute pas décourageant alors même qu’on peut espérer que la multiplication des tournages en technologie numérique, réduisant les contraintes économiques, va permettre progressivement l’éclosion de nouveaux talents. Même si, évidemment, le talent n’est pas en lui-même affaire de technologie. D’où le risque, souligné par le responsable de la revue Le Cinéma africain Jean-Pierre Garcia, de voir se développer sur le continent un cinéma à deux vitesses à mesure que le numérique se généralise. Une évolution à redouter ? Réponse en 2009, pour le quarantième anniversaire du Fespaco.
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