Muhammad Yunus est-il l’homme providentiel ?

Confiant dans sa capacité de sortir le pays de plusieurs décennies d’immobilisme, le Prix Nobel de la paix 2006 se lance en politique.

Publié le 13 mars 2007 Lecture : 4 minutes.

Depuis quelques mois, tout le Bangladesh bruissait de rumeurs sur l’entrée prochaine en politique de Muhammad Yunus, fondateur de la célèbre Grameen Bank (banque rurale spécialisée dans le microcrédit) et Prix Nobel de la paix 2006. C’est chose faite depuis le 22 février, date à laquelle l’intéressé a annoncé sa décision de se présenter aux prochaines élections législatives (fixées à novembre 2006, elles avaient été reportées sine die). En proie à la gabegie, conjuguée à des catastrophes qui ne sont pas toutes naturelles, le Bangladesh est le pays le plus pauvre de la planète. Sur ses 150 millions d’habitants, près de 40 % vivent en dessous du seuil de pauvreté. En attendant l’homme providentiel.
Cheveux blancs, sourire charmeur, toujours vêtu d’un habit traditionnel, le docteur Yunus, 66 ans, est indéniablement l’homme le plus célèbre du pays. Auréolé du prix Nobel de la paix, qui est venu consacrer ses innovations en matière de microcrédit et de développement durable, il apparaît à un nombre croissant de Bangladais comme l’homme qui peut sauver leur pays du chaos. Après Tagore (littérature en 1913) et Amartya Sen (économie en 1998), Yunus est le troisième Bangladais à avoir été distingué par le comité Nobel. Son appartenance à l’aire culturelle bengalie fait de lui l’héritier d’une grande tradition intellectuelle dont les sources remontent au XIXe siècle, lorsque la pensée du Bengale connaît un renouvellement profond au contact de l’Occident. Cette région devient alors l’une des plus dynamiques de l’Asie du Sud, du moins jusqu’à la partition de l’Inde en 1947, qui a pour conséquence la séparation du Bengale occidental (province indienne) et du Bengale oriental (l’actuel Bangladesh). Ce traumatisme fondateur n’est sans doute pas étranger à la pauvreté et aux soubresauts politiques qui secouent la région depuis plus de cinquante ans.
Au lendemain de son accession à l’indépendance en 1971, le pays voit se succéder des régimes tous plus corrompus les uns que les autres. Puis, après l’avènement de la démocratie, en 1991, la Ligue Awami, de Hassina Begum, la fille du libérateur de la nation, Sheikh Mujibur Rahman, qui fut assassiné en 1974, et le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), de Khaleda Zia, la veuve d’un ancien Premier ministre assassiné lui aussi, dirigent le pays à tour de rôle. Mais la corruption à tous les échelons de la vie publique, les violences auxquelles se livrent les partis politiques pour se maintenir au pouvoir et la haine viscérale que se vouent les deux femmes ont vidé la démocratie de son sens et conduit le pays dans l’impasse. La situation a même dégénéré à la fin de 2006 à propos de la préparation des listes électorales, obligeant le président de la République à proclamer l’État d’urgence.
En proposant de puiser dans la société civile et d’exclure du Parlement et de l’exécutif tous ceux qui ont eu maille à partir avec la justice, Muhammad Yunus veut sans doute rompre avec cette image exécrable du politicien bangladais, corrompu et mafieux.
C’est dans les années 1970-1980 que Yunus se fait connaître en proposant des solutions peu conventionnelles à la pauvreté endémique dont souffre son pays. Né en 1941 dans le sud du Bangladesh, il a été très tôt sensibilisé aux problèmes de la misère bien que sa propre famille fût plutôt aisée. Fils de joaillier, il fit des études brillantes, avant de bénéficier d’une bourse américaine pour aller préparer un doctorat d’économie aux États-Unis. De retour au pays en 1972, il enseigne un temps à l’université de Dacca, mais, confronté aux inondations et à la famine, il se retrouve rapidement sur le terrain à bricoler des solutions artisanales à mille lieues des belles théories académiques qu’on lui avait apprises à l’université. Convaincu que la pauvreté n’est pas une fatalité – « la pauvreté n’a rien à voir avec une société humaine civilisée. Elle est à ranger au musée » -, aime-t-il à répéter, il réinvente le microcrédit en créant, en 1983, la Grameen Bank. Révolutionnaire, cette banque qui prête aux pauvres permet à plusieurs millions de familles de s’insérer dans le circuit social et économique.
Banquier pas comme les autres, Yunus veut aussi faire de la politique autrement. Comment ? Il ne l’a pas encore précisé. On sait seulement qu’il a formé son propre parti, baptisé Citizen Power (« Pouvoir du citoyen ») et composé de comités locaux chargés de recruter dans la société civile des candidats ou des candidates pour les législatives.
Conscients du danger que représente pour eux l’arrivée sur le devant de la scène politique d’un homme aussi populaire que Yunus, les partis classiques n’ont pas tardé à dégainer, accusant le nouveau venu d’être inexpérimenté. Ils ont également laissé entendre que Yunus serait manipulé de l’extérieur. L’accusation la plus virulente est venue de Hassina Begum : « Quelle différence y a-t-il entre un banquier qui prête à des taux usuraires et un politicien accusé de corruption ? » s’est-elle perfidement interrogée, faisant allusion aux prêts à 8,5 % de la Grameen Bank, quand le taux des banques conventionnelles ne dépasse pas 7,5 %. La multiplication des attaques n’a pour l’instant pas entamé la popularité du professeur Yunus, qui, lui, reste imperturbable et ne se départit pas de son sourire, confiant dans sa capacité de sortir son pays de plusieurs décennies d’immobilisme.

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