Le « Guide » et les gourous

Mouammar Kadhafi a fini par se rendre à l’évidence : l’économie de son pays ne s’en sortira pas sans le concours d’experts américains.

Publié le 13 mars 2007 Lecture : 4 minutes.

Mouammar Kadhafi est-il toujours le « Penseur unique de l’humanité » ? Les médias libyens continuent de le soutenir, mais le doute s’insinue : en matière économique, au moins, il utilise désormais les services de conseillers, dont le plus éminent est sans doute Michael E. Porter (59 ans), professeur à la Harvard Business School, qui travailla naguère pour Ronald Reagan, vous savez, le président américain qui traita un jour le « Guide » de mad dog (« chien fou ») et fit, en 1986, bombarder sa résidence à Tripoli…
Le 22 février à l’hôtel Phoenicia, dans la capitale libyenne, où il a été reçu comme un chef d’État, Porter, flanqué d’une escouade d’experts américains, a assisté à la concrétisation de l’une de ses recommandations : la mise en place du Libyan Economic Development Board (LEBD), un organisme officiel dont le directeur général est Omar Boukhris, un universitaire établi depuis longtemps aux États-Unis. Le LEBD est chargé d’appliquer la « nouvelle stratégie économique » (National Economic Strategy, NES), dont l’ambition avouée est d’instaurer dans la Grande Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste une forme de « capitalisme populaire ».
Un document de 200 pages apporte des précisions concernant cette nouvelle stratégie. Il s’agit de faire de la Libye en 2019, pour le cinquantième anniversaire de la Révolution Kadhafienne, « l’un des pays ayant le taux de croissance des affaires le plus rapide au monde ». Bref, un « modèle pour la région ». Comment ? En libéralisant l’économie, en développant l’esprit d’entreprise et la formation, en engageant de grandes réformes (notamment bancaires et sociales) Les priorités sont l’augmentation de la production pétrolière, ainsi que l’investissement dans le tourisme, l’agriculture, la construction et les nouvelles technologies de l’information (NTI). Celles-ci, précise le rapport, seront utilisées pour faciliter le fonctionnement de la démocratie directe chère au « Guide », une manière de rassurer celui-ci quant à la pérennité de sa pensée. Les auteurs ne prennent toutefois pas de risques inconsidérés : après tout, cette forme de consultation est largement pratiquée aux États-Unis. « Les principes qui soutiennent la philosophie de Kadhafi sont compatibles avec une économie compétitive », tranche Porter. Désormais, « le temps est à l’action ».
La NES a été mise au point par deux grands groupes de consultants basés à Cambridge (Massachusetts). Le premier est le Monitor Group, fondé et coprésidé par Porter, qui dispose d’un revenu annuel de plus de 1 milliard de dollars et emploie plus de mille experts. Le second est le Cambridge Energy Research Associates (Cera), cofondé et présidé par un autre économiste célèbre, Daniel Yergin. Sa spécialité : les stratégies énergétiques. Yergin (59 ans) est l’auteur de best-sellers consacrés au pétrole. L’un d’eux The Prize : The Epic Quest for Oil, Money and Power (publié en français sous le titre Les Hommes du pétrole) a obtenu le prix Pulitzer en 1992. La moindre de ses conférences lui est payée 40 000 dollars.
Que s’est-il donc passé pour que Kadhafi se rallie à une stratégie qui, en dépit des efforts des experts américains pour ne pas le heurter de front, rend son célèbre Livre vert largement obsolète ? Il faut remonter aux efforts entrepris, il y a quelques années, par Seif el-Islam, son fils, pour normaliser les relations avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, et sortir la Libye de son isolement international. Après s’être plié aux conditions des Anglo-Saxons pour le règlement, à coups de milliards de dollars, de l’affaire de l’attentat de Lockerbie, Kadhafi a accepté, fin 2003, de démanteler son programme d’armes de destruction massive et de renoncer à sa rhétorique antiaméricaine.
Entre-temps, Seif s’était attelé à une autre tâche : recourir à l’expertise américaine pour restructurer une économie libyenne en pleine déconfiture. « Il y a cinq ans, raconte Porter dans Business Week, j’ai reçu la visite de Boukhris, qui m’a dit : la famille Kadhafi a besoin de votre aide. » À l’époque, les États-Unis interdisaient à leurs ressortissants de voyager en Libye. Porter a donc rencontré Seif el-Islam à Londres. « Après plusieurs dîners, je me suis convaincu qu’il voulait réellement engager des réformes et faire entrer son pays dans la modernité », se souvient-il. Mais ce n’est qu’en 2005, en marge du forum de Davos, que les deux hommes signeront un accord auquel Yergin et son Cera seront associés.
Depuis la normalisation des rapports entre Washington et Tripoli, Porter s’est rendu plusieurs fois en Libye, où il a rencontré le « Guide ». Celui-ci a « fini par admettre que ses compatriotes ne pouvaient plus vivre isolés du reste du monde ». Le système jamahiriyen, estime Porter, « est conçu de telle sorte qu’aucune action ne peut être entreprise en son sein », c’est « un processus de décision brisé ». À ceux qui lui reprochent d’aider un dictateur à se maintenir au pouvoir, il répond que « les gens considèrent la Libye comme une dictature, mais cela ne marche pas comme cela dans la réalité ».
L’argument est loin de convaincre les sceptiques. Selon eux, l’engagement du Monitor Group et du Cera ne répond pas seulement à des objectifs financiers, mais sert les intérêts stratégiques des États-Unis et du Royaume-Uni, comme en témoigne le retour en force en Libye des compagnies pétrolières américaines et, bientôt, du géant British Gas. Richard Dearlove, le patron du MI6, les services secrets britanniques, entre 1999 et 2004, a d’ailleurs rejoint le Monitor Group, en mai 2005, en tant que conseiller principal. Il a participé activement aux tractations secrètes de Londres en vue de la normalisation des relations et du démantèlement du programme libyen d’armes de destruction massive.

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