Campagne post-moderne

Candidature personnalisée, programme pragmatique, recours à des techniques de communication de masse Le style des deux principaux prétendants à l’Élysée tranche avec celui de leurs prédécesseurs.

Publié le 13 mars 2007 Lecture : 6 minutes.

Interrogé par un socialiste français, peu après l’échec de Lionel Jospin au premier tour de l’élection présidentielle de 2002, sur les secrets de ses propres succès électoraux, le Premier ministre britannique Tony Blair, alors au summum de sa popularité, cita trois impératifs : occuper la totalité de son terrain politique, faire des contre-propositions aux principaux thèmes de ses adversaires et se montrer séduisant.
Les conseils de Blair ont manifestement franchi la Manche puisqu’ils sont suivis à la lettre par la candidate de l’opposition socialiste, Ségolène Royal. Contrairement à Jospin, la présidente de la région Poitou-Charentes, 53 ans, a méthodiquement repris à son compte tous les arguments des courants de son parti, de la gauche néomarxiste aux sociaux-démocrates. C’est un mélange de Mitterrand et de Blair, qui ajoute une touche de modernité aux valeurs socialistes traditionnelles. Elle a aussi contré la droite gaulliste sur le respect de l’ordre et des valeurs familiales. Première candidate d’un grand parti à l’Élysée, mère non mariée de quatre enfants qui sait jouer de son physique et suivre la mode, elle n’a pas eu de mal à enjôler les photographes et à cajoler l’électorat. « Elle est plus française que socialiste, comme Mitterrand, et c’est pour cette raison qu’elle plaît autant », dit l’historien du socialisme Gérard Grunberg.
Malheureusement pour elle, elle n’est pas la seule à appliquer la formule magique de Blair. Nicolas Sarkozy, 52 ans, le candidat de l’UMP [Union pour un mouvement populaire, droite], s’est montré, lui aussi, idéologiquement souple et tactiquement accommodant. Dans son discours du 14 janvier où il a confirmé sa candidature, Sarkozy s’est présenté comme le champion des valeurs gaullistes traditionnelles, tout en flattant l’aile libérale de son parti. Mais il a aussi cherché à balayer large en s’affichant comme le candidat pragmatique de tous les Français et en proclamant son admiration pour de grands ancêtres socialistes comme Léon Blum et Jean Jaurès. Sarkozy, qui manque un peu de prestance, a sans doute moins d’atouts physiques que l’élégante Ségolène pour faire rêver les électeurs. Mais il a fait de son mieux, ces dernières années, pour sauver les apparences avec ses amis du show-biz et les photos de famille dans Paris Match.
On pourrait être tenté de conclure des premières péripéties de la campagne que la politique française s’est simplement mondialisée, bien qu’une bonne partie du pays soit allergique au mot. Les deux principaux candidats mènent une campagne fortement personnalisée, affichent un programme pragmatique, post-idéologique, et utilisent des techniques de communication de masse ultramodernes qui ont communément cours dans d’autres démocraties occidentales. Royal, en particulier, a fondé sa campagne sur une méthode de consultation des électeurs par Internet tout à fait innovante qui a largement contribué à alimenter son pacte présidentiel en cent points. Des intellectuels hautains déplorent déjà la pauvreté du débat, « l’américanisation » de la politique française et, comme le dénonce un faux anglicisme, la « pipolisation » des médias.
Pourtant, ce serait une erreur de penser que cette élection ne représente que le triomphe de « technologies » politiques universelles. Les particularités nationales joueront probablement un rôle plus important pour décider de l’issue du scrutin des 22 avril et 6 mai. À bien des égards, cette élection est sans précédent dans les quarante-neuf ans d’histoire de la Ve République.
Tout d’abord, c’est la première élection présidentielle où ne figurent aucun président ou Premier ministre en exercice. Bien qu’ils fassent de la politique depuis un quart de siècle, Sarkozy et Royal sont, chacun à sa manière, des outsiders dans leur famille politique. L’un et l’autre ont remis en question le politiquement correct de leur parti et ont cherché ailleurs une inspiration nouvelle. Sarkozy s’est emparé de la machine politique personnelle de Jacques Chirac, l’UMP, et a proposé une « rupture » avec l’action d’un gouvernement dont il a été l’un des membres les plus en vue depuis cinq ans. Pour se faire désigner comme candidate du Parti socialiste, Royal s’est adressée, par-dessus la tête des dirigeants parisiens, aux militants provinciaux et a joué de sa popularité.
Les deux candidats sont aussi les représentants d’une nouvelle génération, et leur style est totalement différent de celui des précédents présidents. Depuis vingt-six ans, la France a été dirigée, d’en haut, par Mitterrand et par Chirac, personnages monarchiques qui se sont comportés plus comme des PDG du conseil d’administration élyséen que comme des directeurs généraux mettant la main à la pâte. Aucun des concurrents de l’actuelle course à l’Élysée ne semble disposé à les imiter. Tous proposent de remanier le modèle républicain français, et non de l’incarner.
Un des principaux dirigeants du Parti socialiste déplore que Royal s’intéresse d’avantage à la question de savoir s’il faut interdire aux écolières de porter des tongs qu’aux grands problèmes actuels, tels que l’avenir des négociations sur le commerce international. Mais comme l’a montré le succès de l’émission de télévision J’ai une question à vous poser, ce sont ces problèmes quotidiens, évoqués à la sortie des écoles et dans les cafés, qui intéressent le plus les électeurs. Royal et Sarkozy, qui excellent l’un et l’autre dans cette « politique de la vie quotidienne », ont fait respectivement des audimats de 8,9 millions et de 8,2 millions en participant à cette émission. Les hommes politiques actuels doivent faire du pointillisme quand ils présentent leur programme, et non plus brosser de grands tableaux impressionnistes comme un Mitterrand ou un Chirac.
La plus grande particularité de cette élection est peut-être, pourtant, le contexte dans lequel elle se situe. Nicolas Baverez, l’un des analystes les plus influents de la droite républicaine, estime que le prochain quinquennat pourrait être pour la France la dernière chance de procéder à une réforme pacifique et méthodique et d’éviter des déchaînements de violence. Un propos aussi alarmiste peut surprendre le touriste qui apprécie surtout les charmes traditionnels du pays. Mais les signes de la révolte qui couve sont évidents depuis des années. À l’élection de 2002, l’extrême gauche et l’extrême droite ont totalisé 35 % des voix, et Jean-Marie Le Pen, le président du Front national, a été présent au second tour. En 2005, les quartiers difficiles ont été embrasés par les jeunes marginaux en colère. Au printemps suivant, des manifestations massives ont obligé le gouvernement de Dominique de Villepin à battre en retraite de façon humiliante sur le contrat de première embauche (CPE).
Sarkozy s’est engagé à redynamiser la France en libérant les classes moyennes, qui ont été, selon lui, trahies par le Parti socialiste. En réduisant le poids de l’État, les impôts et les charges sociales, il incitera les salariés à travailler plus longtemps que les 35 heures légales, leur permettant ainsi de gagner davantage et augmentant le pouvoir d’achat des consommateurs. Royal s’est concentrée sur les démunis, et s’est engagée à utiliser toutes les ressources publiques pour instaurer une société plus « juste ». Ce qui, selon elle, provoquera une mutation de l’économie française et relancera le taux de croissance.
Mais à six semaines du premier tour, la campagne semble être entrée dans une nouvelle phase. Sarkozy et Royal ont fait l’objet de critiques sévères, même dans leur camp. Ils ont été accusés de prendre des engagements de dépenses irréalistes – et non budgétées – qui aggraveront encore la dette de la France. Le scepticisme semble avoir profité à François Bayrou, le candidat de l’UDF, au centre droit, qui a fait miroiter un nouveau système de réforme. Il a évoqué le projet d’un gouvernement de coalition qui ferait une synthèse des meilleures idées de la gauche et de la droite. Il a bondi de 7 % à 24 % dans les sondages depuis qu’il est entré en campagne. La question est de savoir s’il se maintiendra à ce niveau ou s’il passera à la trappe comme en 2002.
Le sociologue Gérard Mermet estime qu’il y a eu ces deux dernières années une prise de conscience chez les électeurs de la nécessité d’une adaptation à un monde en rapide évolution. « Les gens, dit-il, attendent un changement, mais ils ont besoin d’un signal. Une fois que le coup d’envoi sera donné, les choses peuvent évoluer rapidement. Mais s’il ne l’est pas, la situation pourrait fortement s’aggraver. Il pourrait y avoir une cristallisation et une radicalisation des inquiétudes. Il y a une telle accumulation de frustration qu’une explosion est possible. » Mermet se refuse à faire un pronostic sur le résultat de l’élection. La soif de changement de l’électorat est telle, juge-t-il, que le vainqueur ne sera pas celui qui fera les promesses les plus mirobolantes, mais celui qui assénera les vérités les plus douloureuses.

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