Baudrillard de l’autre côté du miroir

Publié le 13 mars 2007 Lecture : 3 minutes.

Ma fille l’appelait « Jean Beau », car il séduisait même les enfants. À 77 ans, il était l’un des rares survivants du temps où Paris avait encore les moyens d’exporter ses Lumières pour offrir des idées au monde. Il est mort. Sans lui, je me sens devenir aveugle et sourd. Depuis quarante années qu’il avait abandonné ses traductions de l’allemand pour diagnostiquer « l’hyperréalité » derrière les apparences de la réalité, en capturer les mensonges, en décrypter les illusions, Baudrillard, par son « ironie radicale » et sa vision, avait presque su rendre habitable la sinistre pénombre de notre planète post-moderne.
Philosophe ? Sociologue ? Poète ? Artiste ? Moraliste ? Il ne conseillait jamais, n’interdisait rien, et prescrivait encore moins. Ni inquiétude ni précipitation. Une démarche de brodequins dans les labours de ses Ardennes ataviques, efficace malgré une apparente lenteur. Une voix grave, chaude, qui traînait un peu, laissant parfois à son interlocuteur le soin de finir ses phrases quand l’essentiel avait été dit, à l’instar du chirurgien qui abandonne le pansement à son interne. Pas plus de leçon que de spectacle, mais toujours ce clin d’il d’intelligence, déterminant pour aider à comprendre.

Baudrillard avait signé avec ceux qui choisissaient de le suivre un simple « Pacte de lucidité », l’un de ses derniers titres – sur les attentats du 11 Septembre – parmi la cinquantaine de ceux qu’il a publiés. Lisons vite l’uvre protéiforme de l’éveilleur endormi, ou relisons-la. Depuis Le Système des objets, paru en 1968, qui a brossé, avec La Société de consommation, deux ans plus tard, le cadre théorique de la contestation dans les sociétés occidentales, jusqu’au projet d’essai qu’il m’avait confié, il y a quelques semaines encore, sur les effets de la « numérisation de la pensée » détectée à partir de la passion, toute fraîche, qu’il éprouvait pour la photographie, Baudrillard n’aura manqué aucune des principales mutations de l’époque contemporaine.
Mais, pas plus que tous les changements de la société occidentale n’ont été « bons à voir », les articles et les livres de Baudrillard, à rebrousse-poil des consensus, n’ont pas toujours été facilement acceptés. On se souvient notamment du scandale provoqué lors de la publication de La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, une formule délibérément provocatrice pour dénoncer cette guerre « courte », « propre », ces « bombes intelligentes » et ces « frappes chirurgicales » qui ne laissaient apparaître que des lueurs blafardes, sans le moindre cadavre, sur les écrans de télévision vides de la chaîne CNN !
La France de l’Université, des intellectuels autoproclamés, des cénacles parisiens et des médias, qui rivalisent aujourd’hui dans leur célébration unanime du disparu, ne se sont cependant guère bousculés pour lui tresser, de son vivant, des couronnes de lauriers. Loin s’en faut. Exclu jadis de la faculté de Nanterre pour ne s’y être pas plié à l’orthodoxie de la subversion, Baudrillard, « libre penseur » s’il en fut, est resté tricard pendant des lustres dans les amphithéâtres de son propre pays. On l’a peu vu à la télévision. Et, tout dernièrement encore, les chroniques qu’il adressait aux journaux suscitaient des frissons réprobateurs dans nombre de rédactions.
Paradoxalement, c’est à la mondialisation, jugée par Baudrillard grosse des catastrophes à venir, que ce dernier doit la place qui ne manquera pas d’être la sienne dans la postérité. Sa carrière, son lectorat, ses « fans », ses interlocuteurs et ses sources d’inspiration sont en effet de nulle part ou de partout. Lui-même, grand voyageur, aura sillonné sans trêve son « monde virtuel », avec peut-être une fascination particulière pour une Amérique – « la scène primitive de la modernité », traversée dix fois dans une rutilante voiture décapotable – qui ne lui a jamais tenu rigueur de ses critiques, de son désamour ou de son accent français, et lui a toujours fait un triomphe.
« Peu à peu, les morts cessent d’exister. Ils sont rejetés hors de la circulation symbolique du groupe », a écrit Baudrillard. Puisse-t-il, pour une fois, s’être trompé !

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