[Tribune] Ces frontières qui enferment les Africains
Cinquante-huit ans après la création de l’Organisation de l’unité africaine, la délimitation des États africains imaginée par les ex-puissances coloniales entrave encore, jusqu’à l’absurde, les déplacements des populations sur le continent.
Lorsqu’ils fondèrent l’Organisation de l’unité africaine en 1963, les trente chefs d’États qui étaient à la manœuvre (Haïlé Sélassié, Nkrumah, Senghor, Hassan II, Modibo Keïta, Nyerere…) établirent le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Ce fut une sage décision.
Ces lignes tracées dans le sable ou la roche étaient le plus souvent absurdes – voyez celles du golfe de Guinée, par exemple, qui sont verticales alors qu’elles auraient dû être horizontales. Mais les remettre en question aurait ouvert la boîte de Pandore et causé d’interminables palabres qui auraient dégénéré en conflits sanglants.
Barrières à la circulation
Sage décision, donc. Mais pour autant, faut-il faire de ces frontières autant de barrières à la libre circulation des gens ? Pour ne prendre qu’un exemple, ce n’est que récemment que j’ai appris que les Marocains avaient besoin d’un visa pour aller chez leur voisin du sud, la Mauritanie. Et vice versa : les Mauritaniens ne peuvent entrer dans le royaume chérifien sans le précieux sésame. Et il n’est pas facile à obtenir : il faut fournir toute une paperasse pour que des fonctionnaires pointilleux consentent à le lâcher.
Pourtant, tant de choses rapprochent les deux pays. Du temps de l’Empire romain, le territoire qui constitue le nord du Maroc actuel était nommé Maurétanie tingitane – Tingis étant l’ancien nom de Tanger. Les grandes dynasties qui ont soumis quasiment tout le Maghreb et Al-Andalous au cours des siècles, les Almoravides par exemple, aussi bien les Marocains que les Mauritaniens peuvent les revendiquer.
La langue officielle et la religion sont les mêmes, des deux côtés de la frontière. On y boit le thé, on y mange à peu près les mêmes plats, on y rit des mêmes blagues. Les mêmes types ethniques existent ici et là. Un Marocain de Tarfaya ou Tan-Tan n’aurait aucun mal à se faire passer pour Mauritanien.
Grotesque
Et pourtant, il est difficile de franchir la frontière sud, pour un Marocain. Et l’Est ? C’est encore pire : la frontière terrestre qui le sépare de l’Algérie est hermétiquement close depuis… 1994. Pour deux pays qui sont membres de l’Union du Maghreb arabe, de l’Union africaine et de la Ligue arabe, c’est grotesque. Deux Unions et une Ligue, tout ça pour rien ?
C’est d’autant plus grotesque qu’on parle la (ou les) même(s) langue(s) de part et d’autre et que le citoyen d’un des deux pays se sent chez lui quand il se promène dans les rues d’une ville de l’autre pays. Un Algérien est chez lui à Casablanca, un Marocain à Tlemcen.
Fièvre obsidionale
Bref, avec ces visas et frontières fermées, le Marocain ne peut aller ni au sud ni à l’est ni au nord (l’Europe s’est barricadée). La fièvre obsidionale, ce désordre mental qui frappe la population d’une ville assiégée, guette les Marocains, comme d’autres Africains cernés comme eux de hauts murs. Heureusement qu’il leur reste l’océan Atlantique sur lequel ils ont le plus long littoral du continent – plus de 3 000 kilomètres – et dans lequel ils peuvent piquer une tête pour apaiser leur fièvre d’assiégés… Et on s’étonnera après cela qu’ils aient fait le choix du grand large et de l’alliance avec l’Amérique, le continent d’en face.
Les grands ancêtres de 1963 auraient dû ainsi compléter le principe : « Les frontières héritées de la colonisation sont intangibles… mais ne les prenons pas trop au sérieux ! »
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