[Analyse] Tunisie : Abir Moussi, alliée objective des islamistes ?
La présidente du parti Destourien Libre est devenue la principale opposante aux islamistes en Tunisie. Mais ses excès ne risquent-ils pas de discréditer son combat ?
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Frida Dahmani
Frida Dahmani est correspondante en Tunisie de Jeune Afrique.
Publié le 23 mars 2021 Lecture : 4 minutes.
Elle ferraille et pourfend ses ennemis au point que certains la comparent à Jeanne d’Arc. Mais Abir Moussi ne défend d’autre roi qu’elle-même. La présidente du parti Destourien Libre (PDL) a fait de la mouvance islamiste représentée en politique par Ennahdha et la Coalition El Karama la cible de tous ses combats. Elle marque des points et les esprits mais à multiplier les sorties tonitruantes elle se perd aussi. Parmi ses admirateurs, certaines critiques commencent à fuser mais l’ancienne cadre du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti de Ben Ali, n’en a cure tant elle est sûre de son succès.
Guérilla à l’Assemblée
Les sondages attribuent à sa formation 43 % d’intentions de vote ; son parti serait en passe d’avoir une majorité franche à l’Assemblée et elle pourrait alors être Chef du gouvernement. Ce n’est pas tout à fait ce qu’elle désire. Son objectif est Carthage mais avec 13,1 % d’intentions de suffrages, elle est largement distancée dans la course à la présidentielle par l’actuel président de la République, Kaïs Saïed qui caracole à 53,3 % selon un sondage Sigma Conseil de mars 2021. A moins d’une dissolution de l’Assemblée, souhaitée par certains Tunisiens pour briser la paralysie institutionnelle, le prochain scrutin doit se tenir en 2024 : cela n’empêche pas Abir Moussi de faire campagne et d’utiliser tous les moyens pour faire parler d’elle.
Résultat, elle est plébiscitée par les nostalgiques de la loi et de l’ordre mais aussi par des démocrates qui partagent son rejet des islamistes. Mais cela suffit-il à faire un programme ? Evidemment le PDL en a un mais sa présidente l’occulte en faveur d’une guérilla constante contre ses ennemis jurés. Dans un paysage politique atone et sans réels concurrents, Abir Moussi grimpe les échelons à force de hargne et de ténacité. Des qualités rares dans la sphère politique tunisienne mais Abir Moussi en fait tellement qu’elle est prise à son propre jeu. D’un sit-in à l’Assemblée à un autre contre l’Association des oulémas musulmans, elle enchaîne les meetings populaires et fait de l’hémicycle un champ de bataille, commence à indisposer et à susciter des interrogations.
Elle enchaîne les meetings populaires et fait de l’hémicycle un champ de bataille, commence à indisposer et à susciter des interrogations
Son rituel d’empêcheuse de tourner en rond au parlement est immuable : pour être sûre de se faire entendre et que nul ne lui coupe la parole, elle s’arme d’un porte-voix et déambule dans les couloirs en dénonçant les dérives des islamistes. Des joutes qu’elle filme en personne et diffuse en direct. Succès assuré sur la toile mais aussi agacement et réprobation chez ses pairs. Un crescendo de provocations qui a depuis longtemps tourné au clash avec les députés d’Ennahdha et la Coalition El Karama dont certains font preuve de violence physique à son encontre. Du pain béni pour Abir Moussi.
Offensive désordonnée
La pasionaria est effectivement menacée de mort et vit sous haute sécurité mais ce sont ses ennemis qui craignent que leur rivale politique devienne un martyr. Ils perdraient alors tout le bénéfice de cette guerre sans fin qu’elle a enclenchée. Effet inattendu de la rage encombrante que met l’ancienne avocate à s’opposer à Ennahdha, les islamistes qui avaient perdu un peu plus d’un million de voix entre le scrutin de 2011 et celui de 2019 consolident leurs rangs, oublient leurs dissensions internes et ont beau jeu de signifier qu’ils sont de nouveau la cible des héritiers de Ben Ali. Les Tunisiens en oublient leur désastreuse gouvernance depuis 2011 et le scénario à la libanaise qui menace le pays.
Effet inattendu de la rage encombrante que met l’ancienne avocate à s’opposer à Ennahdha : les islamistes consolident leurs rangs
À force d’excès, Abir Moussi s’égare et perd la notion de limite. Les vociférations qui caractérisent chacune de ses interventions de députée, ses hurlements quand ceux qu’elle titille avec constance réagissent et sa manière de prendre à témoins les Tunisiens lui assurent une certaine visibilité et une popularité auprès de ceux qui la perçoivent comme l’ange sauveur. Les autres s’interrogent sur son offensive désordonnée et improductive : elle n’a de rendement que la confusion qu’elle orchestre et empêche l’assemblée de tenir son agenda.
Son entourage assure qu’elle n’écoute pas les conseils mais il est certain qu’elle est néanmoins bien cornaquée pour rendre coup pour coup et tenir en haleine pendant deux heures un auditoire sans un regard sur ses notes. Des qualités qui ne suffisent pas à faire oublier son opposition à l’égalité successorale entre frères et sœurs, son refus d’abolir la peine de mort et son absence de prise de position, sauf quand il s’agit de membres de son parti, quant aux violences faites aux femmes.
Un rapport très distancié avec les droits humains mais aussi avec ceux qui pourraient être ses partenaires. En quelques semaines, Abir Moussi s’est brouillée avec la puissante centrale syndicale de l’UGTT, la plupart des partis et les journalistes. Comment ambitionner d’être la présidente de tous les Tunisiens quand on se coupe de tous pour obéir aux diktats du buzz médiatique ? Abir Moussi est à la croisée des chemins : son succès dépendra de ses capacités à transcender les clivages et à contrôler ses excès pour au moins rassurer sur un possible vivre ensemble.
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