La fin d’une époque

Jacques Chirac fera ses adieux au continent les 15 et 16 février, lors du 24e sommet Afrique-France de Cannes. Le terme de plusieurs décennies d’une relation passionnelle marquée aujourd’hui par le désenchantement. Une page se tourne. Et après ?

Publié le 13 février 2007 Lecture : 11 minutes.

« O grand hôte de la patrie, Chirac, bienvenue ! Nous le répétons à haute voix, remplissant nos larynx de joie. Bienvenue de tout cur, Jacques Chirac, nous t’aimons » Les chants mielleux des griots, les bains de foule dans lesquels il plongeait avec ravissement et ce rêve d’une autre vie où il serait un chef d’État africain entouré d’affection et de révérence, définitivement débarrassé des sondages et des tracas hexagonaux, à tout cela Jacques Chirac s’apprête à dire adieu lors du 24e sommet Afrique-France de Cannes. Que laisse-t-il derrière lui, à l’heure du bilan, après douze années d’exercice du pouvoir, en matière de politique africaine ? Un intérêt réel, bien sûr – quoique décroissant au fil du temps – tant il est vrai que ce passionné du monde aura été le seul président français depuis de Gaulle pour qui le planisphère fut une référence constante. Mais aussi un réalisme à toute épreuve dans le domaine du respect des droits de l’homme et une forte tendance à relativiser les règles de la démocratie dès que les intérêts économiques de la France sont en jeu. Au total, une incapacité lourde, consubstantielle en quelque sorte à la Ve République française, à renouveler et adapter le socle de la relation franco-africaine à l’orée du XXIe siècle.
Si l’Asie et le monde arabe ont toujours figuré au premier plan des fascinations de Jacques Chirac, l’Afrique n’est pas loin. Plus pour son « art premier » sans doute que pour sa politique, qu’il juge volontiers « répétitive », mais avec la conviction que le continent est à la fois capital pour le rayonnement extérieur de la France et indispensable pour tout candidat à l’élection présidentielle. Premier ministre, puis maire de Paris, il a toujours tenu à entretenir une « cellule africaine » mère de multiples réseaux, au sein de laquelle officièrent tour à tour ou simultanément des fidèles dévoués comme Jacques Foccart, Michel Aurillac, Maurice Ulrich, Maurice Robert, voire même Jean de Gaulle. Plus tard, Dominique de Villepin, Michel Dupuch puis Michel de Bonnecorse reprendront de façon plus formelle cette tradition. Mais la philosophie est inchangée : pour Chirac, dans État, il y a chef d’État. Visiter les cuisines ne lui a jamais fait peur. Quitte à maintenir la relation quasi dipienne, paternaliste et patrimonialiste d’antan. Ces années pendant lesquelles il piaffe aux grilles de l’Élysée sont pour lui celles du relativisme démocratique. Il y a cette fameuse petite phrase prononcée en 1990 à Abidjan, sous le charme d’un long entretien avec Houphouët : « Le multipartisme est une sorte de luxe que les pays en développement n’ont pas les moyens de s’offrir. » Deux ans plus tard, lors d’un entretien avec Jeune Afrique, Chirac récidive dans le déterminisme, limite gobinien. Il parle de « pesanteurs sociologiques », d’« ethnies différentes », d’« évolutions des mentalités » et même de « conditions géographiques et climatiques plus rudes » pour expliquer qu’à ses yeux l’Afrique ne saurait avancer au même rythme démocratique que le reste de la planète. C’est l’époque des mallettes d’argent noir, des financements occultes du RPR, de la concurrence acharnée avec les réseaux Pasqua et d’Elf mère de tous les vices. Si Chirac n’est pas vénal, il est réaliste : la politique n’est pas un dîner de gala.

Lorsque J.A. publie, à la veille de la présidentielle de 1995, un sondage d’opinion réalisé auprès d’un millier de ses lecteurs africains, c’est pourtant Jacques Chirac qui arrive largement en tête, loin devant Lionel Jospin et Édouard Balladur. Son image d’« ami » de l’Afrique, le fait que, contrairement à Jospin et Balladur, il ne considère pas qu’on s’y salisse les mains (au sens propre pour le second) et surtout son opposition à la dévaluation du franc CFA sont passés par là. « Vous trahissez l’Afrique, c’est une connerie incommensurable ! Ce sont des conceptions de banquiers et de fonctionnaires. Vous allez déclencher des émeutes ! » hurlait-il début 1994 aux oreilles de Pierre Messmer et de Michel Roussin. Rien de tel ne s’est produit, mais le coup de gueule est resté dans les mémoires. À peine élu, voici Chirac embarqué dans le premier d’une série de voyages africains qui, parfois, prendront l’allure des tournées d’inspection du ministre des Colonies d’autrefois. Le sceptique d’hier a cédé la place à l’afro-optimiste débridé. En bras de chemise, il boit cul sec un verre de vin de palme et développe, enthousiaste, une comparaison qui lui est chère : l’Afrique d’aujourd’hui, c’est l’Asie d’il y a trente ans. Il évoque avec admiration ce « modèle » qu’est selon lui le Singapourien Lee Kwan Yu. Il fustige les Américains et veut persuader chacun que « les Anglo-Saxons » rêvent d’arracher à la France ses positions africaines sans en payer le prix. Il se jette dans la foule, serre des mains à tout-va, s’écrase entre fesses rebondies et poitrines opulentes, sue à grosses gouttes et rit de plaisir lorsqu’un jour, à Yamoussoukro, se présente à lui un certain Mamadou Ouattara, vieux planteur surnommé « Chirac » dans son village parce que, disent ses amis, il s’exprime avec détermination.

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Ce lien charnel entre un homme que l’on sait hypersensible au contact de toute réalité physique et des chefs d’État qu’il tutoie et qui, souvent, font semblant de le coopter au sein de leur village, ne connaîtra que peu d’exceptions. Seul ou presque, le Malien Alpha Oumar Konaré refusera d’entrer dans la danse, allant jusqu’à boycotter un minisommet convoqué à Dakar à l’occasion d’une visite gouvernorale de Jacques Chirac. Aujourd’hui encore, ce dernier lui tient rigueur de cet affront : « Il est issu d’une formation idéologique qui ne le rapproche pas de nous », dit-il. C’est son Sékou Touré à lui.
1997. Un gouvernement socialiste revient au pouvoir en France et, en matière de politique africaine, c’est une quasi-glaciation qui s’annonce. L’obsession de l’éthique et la phobie des réseaux ont, depuis toujours, tenu Lionel Jospin à l’écart d’un continent qu’il ne connaît pas alors qu’Hubert Védrine ne cache guère sa préférence intellectuelle pour les problèmes européens, voire arabes, sans doute plus « gratifiants » à ses yeux. Résultat : la diminution de l’aide s’accompagne d’un effritement proportionnel de la considération dont jouissent en France les chefs d’État africains.

L’heure est à la désafricanisation, à la normalisation politique et diplomatique, à la banalisation et à la grisaille de l’alignement sur l’Europe, le tout sans aucune compensation protocolaire pour les intéressés. Les présidents de passage sont ainsi fréquemment reçus par un obscur fonctionnaire du protocole, dînent avec un secrétaire d’État, règlent l’intégralité de leur facture d’hôtel et devront bientôt, assure-t-on, payer l’accès aux salons d’honneur des aéroports. Jacques Chirac compatit, mais n’y peut rien. Si Jospin ne voit personne ou presque, « lui, au moins, n’a pas l’air d’avoir honte de nous », soupire un baobab du village.
C’est dire si la réélection, en 2002, de « l’ami Jacques » est accueillie sur le continent – plus exactement, dans les palais présidentiels – par un concert d’enthousiasme. Avec ses 82,21 % des voix (score purement accidentel), on lui souhaite la bienvenue dans le club de plus en plus restreint des chefs dont les scores électoraux sont dignes des ex-démocraties populaires. Pourtant, un ressort en lui semble s’être cassé. La brutalité de ses emportements et le caractère souvent mécanique de ses réactions ont cédé la place à une sorte de lassitude. Certes, il fixe le cap, mais c’est à Dominique de Villepin, plus frais, plus fringant, de faire en sorte que l’Afrique continue de tenir son rang dans les préoccupations de la France. Chirac prend de moins en moins au téléphone ses pairs du continent, déléguant cette tâche à son conseiller Michel de Bonnecorse. Il se dit déçu par l’aspect pavlovien des crises africaines. Si tant est qu’il ait un jour songé à doter la France d’une nouvelle politique en la matière, il n’en sera plus question. Lors du sommet Afrique-France de Paris, en février 2003, porte Maillot, au cur d’un paquebot de béton sans âme et dans la froideur de l’hiver, Jacques Chirac disserte sur le thème de l’impunité. « Il y a, dit-il, des méthodes hier tolérées, qui ne sont plus acceptables aujourd’hui. » De qui parle-t-il au juste ? De lui ? De la Françafrique qu’il a si longtemps incarnée ? Dans la foulée, le Chirac nouveau trouve sur le terrain économique des accents à la fois tiers-mondistes et antimondialisation, à mi-chemin entre le de Gaulle du discours de Phnom Penh et le José Bové de Porto Alegre. Même si la contradiction entre cet homme-là et celui qui, au sein de l’Europe, se fait le défenseur acharné des subventions octroyées aux agriculteurs français est un peu gênante, nul n’a le mauvais goût de l’accuser de double langage. Chacun, et les chefs d’État africains en particulier, sait que le personnage est habité de sincérités aussi profondes que successives.

Realpolitik crue : au risque d’entendre Jacques Foccart se retourner dans sa tombe, Chirac lâchera en rase campagne Ratsiraka le Malgache et Patassé le Centrafricain, tout comme Jospin avait abandonné l’Ivoirien Bédié et le Congolais Lissouba à leur triste sort. En revanche, il soutiendra sur le fil les présidents Déby Itno et Bozizé, menacés par des rébellions en chaîne. Et encore : en ce qui concerne le Tchadien, l’Élysée ordonne le « smic »- une simple intervention aérienne, sans engager de troupes au sol. Mercredi 12 avril 2006, alors que tout le monde estimait que les jours, voire les heures, d’Idriss Déby Itno étaient comptés, un très proche de Chirac évoquait devant nous l’hypothèse de son évacuation : « S’il le souhaite, il pourra vivre en exil en France, tout au moins dans un premier temps », avant d’ajouter : « Il a beaucoup déçu le président. »
Mais ce qui aura « déçu » Jacques Chirac au-delà de tout, c’est sans doute la crise ivoirienne. Empêtré tel Gulliver dans les filets d’une situation qu’il ne maîtrisait pas, mal renseigné, prisonnier de schémas d’un autre âge et régulièrement roulé dans la farine par un maître boulanger – Laurent Gbagbo – avec qui il a commis la lourde erreur d’entrer dans l’arène pour un combat de coqs personnalisé à outrance, le président français laisse à son successeur le bébé et l’eau sale du bain : Licorne, ses sept mille hommes, son gouffre financier et son incapacité à penser un avenir politique apparemment sans issue. « Afrique, adieu, tes masques de bois n’ont plus dans leurs yeux l’éclat d’autrefois », dit la chanson. Cela, Jacques Chirac le pense à l’heure de quitter l’Élysée. Celui qui qualifia un jour de 1997 la période coloniale de « belle page de notre histoire que je ne renie pas » ne fut jamais autre chose qu’un gouverneur de l’AOF et de l’AEF réunies, fasciné par les statuettes dogons et les effigies fangs. Pour laisser dans l’esprit de ses contemporains une trace autre qu’anecdotique, c’est un peu court…

Gouverneur au sud du Sahara, wali au Nord. Lorsqu’il était encore maire de la capitale, de mauvais esprits avaient surnommé Jacques Chirac « Monsieur le Gouverneur de Sa Majesté à Paris » tant il était prompt à rendre service au roi Hassan II. Une habitude dont il ne s’est jamais départi. Depuis toujours ou presque, Chirac fait partie du Makhzen, de la maison. Aucun problème, aucun contentieux. Il est l’ami sincère, confiant. Avec lui, pensait Hassan II, dont on connaissait le goût pour le choc des cultures, la confrontation des itinéraires, bref la curiosité, l’Histoire souffle en petite brise. Mais combien reposant lui semblait ce vent-là, après quatorze années de mitterrandisme pâle et raide où la bise alterna sans cesse avec le chergui. « Majesté, je dois beaucoup à votre père », dira ensuite le président français au roi Mohammed VI après le décès du monarque absolu. En quinze années d’exercice, il n’est pas exagéré de dire que la politique maghrébine de Jacques Chirac fut en réalité une politique marocaine. Certes, celui que le Saoudien Fahd qualifia un jour de « fils du général de Gaulle » s’est toujours efforcé d’avoir une politique arabe au sens large. L’un des très rares hommes d’État français à ne pas considérer Israël comme un remords de conscience obligé, il parle volontiers du monde arabe avec un mélange de fraternité et de piété lyrique. Il a ses mots à lui.

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Qui ne se souvient de cette fameuse interview accordée en 1986 au journaliste américain Arnaud de Borchgrave, du Washington Times, qui le piégea avec le off mais qu’il ne démentit jamais sur le fond ? « Quand l’Angleterre veut se faire plaisir en rompant avec la Syrie à cause d’un pétard obscur, quel est l’effet de cette initiative ? Pensez-vous vraiment que dans les souks de Tunis on crie : Bravo, c’est des caïds, ils ont des couilles au cul ? Chez eux, c’est : Comment ? Ils agressent encore le monde arabe ? Leur perception n’est pas la même. Qu’est-ce que vous voulez que ça foute à un Libanais qu’il y ait des bombes qui pètent à Paris ? Il en a l’habitude. Ces gens sont massacrés dans tous les sens, partout. » Au cours du même entretien, le même Chirac livrait le fond de sa pensée à propos du raid américain contre la Libye : « C’est une connerie de plus. Ils ont ressoudé l’opinion libyenne contre le grand Satan et autour de Kadhafi. Si, au moins, ils l’avaient tué ! » La chute est brutale, mais le langage plaît.
Pourquoi donc cet homme qui longtemps cultiva à Paris des amitiés libanaises et des dîners arabes, qui tenta même un moment d’apprendre la langue d’Ibn Khaldoun – quelques mots, qu’il cite toujours avec fierté – s’est-il trouvé comme impuissant chaque fois qu’il s’agissait de parler aux Algériens ? De sa rencontre avortée avec le président Liamine Zéroual à New York en octobre 1995 à l’impossible traité d’amitié avec Abdelaziz Bouteflika, le fond de la paranoïa franco-algérienne a souvent été touché au cours de ses deux mandats. La faute, certainement, à cet épisode fondateur de la vie de Jacques Chirac que fut la guerre d’Algérie, du côté de Souk el-Arba où il fut lieutenant d’active. Cette guerre, Chirac l’a vécue avec la violence des idées, des engagements physiques et de la mort avec laquelle on joue. « Nous étions en Algérie dans le cadre d’une mission que nous estimions de défense de l’intérêt national », dira-t-il bien plus tard. En Algérie, Chirac a tué dans la légalité et la légitimité de l’armée, de même que furent tués plusieurs de ses camarades. En 1962, il vota contre le référendum de De Gaulle sur les accords d’Évian. Puis, après quelques oscillations qui le firent vaciller aux limites du légalisme, s’estompa pour lui le mirage algérien. Sa perception du Maghreb, de l’Afrique et du Sud en général est restée durablement marquée par cette expérience. À l’évidence, elle n’aura pas été pour lui la meilleure des étoiles.

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