Génération kif

La consommation de cannabis et de psychotropes s’envole. La police et la gendarmerie multiplient arrestations et saisies – près de 10 t en 2005 -, mais ce n’est guère qu’une goutte d’eau dans l’océan.

Publié le 14 février 2007 Lecture : 5 minutes.

« Nous n’osons plus aller aux toilettes parce qu’elles sont devenues des fumoirs de hachisch. Les dealers se livrent à leur petit trafic à la porte même du lycée. Garçons et filles ne se cachent plus pour rouler un joint et certains arrivent en classe avec des comprimés d’Artane plein les poches. » Lycéenne dans un quartier populaire d’Alger, Lamia dit tout haut ce que ses camarades ne font que chuchoter : la drogue circule presque librement dans les établissements scolaires algériens.
Depuis deux ans, services de sécurité, associations et organismes d’État chargés de lutter contre la toxicomanie s’efforcent d’alerter l’opinion. Le nombre des affaires liées au trafic de drogue est en constante augmentation. Celui des saisies opérées par les policiers, gendarmes et douaniers aussi. « Même si le phénomène n’est pas encore aussi répandu qu’on le dit parfois, notre jeunesse et notre société sont potentiellement en danger », jure Abdelmalek Sayah, le nouveau patron de l’Office national de lutte contre la drogue et la toxicomanie (ONDLT).
Jadis réservée aux artistes et aux marginaux, la zetla, comme on surnomme ici la drogue, s’est « démocratisée ». Désormais, on deale et on consomme un peu partout : dans les établissements scolaires, on l’a vu, mais aussi dans les cafés, les bars, les prisons, les cabarets, les lieux de travail et même les stades. Deux récentes enquêtes d’opinion confirment la gravité du problème. La première a été réalisée en janvier-février 2005, dans trente-six établissements d’Alger par la Mediterranean School Survey Project on Alcohol and Other Drugs (Medspad). Trois mille élèves ont été interrogés. 17 % des garçons et 2 % des filles avouent avoir fumé au moins une fois du cannabis. En décembre 2006, un autre sondage a été réalisé par la gendarmerie nationale auprès d’un échantillon de cinq cents élèves scolarisés dans une dizaine de lycées de la capitale. Il révèle que 45 % des sondés reconnaissent avoir consommé du kif.
Pourquoi ? Dans ce pays qui compte 70 % de jeunes sur une population de 34 millions d’habitants, on fume un pétard ou on ingurgite des psychotropes pour oublier un quotidien souvent pénible, parfois déprimant : chômage, pénurie de logement, mal-être, oisiveté, conflits familiaux, sans parler de la vague de violence terroriste qui a submergé le pays, une décennie durant. « En Algérie, il n’y a pas de visa, pas de travail, encore moins de loisirs. Avant, on pouvait au moins s’évader grâce aux chaînes françaises. Aujourd’hui, ils ont crypté Canalsat et TPS. Alors, pour supporter notre misère, on se drogue », explique Boualem, un jeune ouvrier.
Acheté essentiellement chez le voisin marocain, premier exportateur mondial, le kif arrive par dizaines de quintaux jusque dans les coins les plus reculés du pays. Les « barons » de la drogue réalisent des profits tellement vertigineux qu’ils n’ont aucune difficulté à corrompre qui ils veulent, membres des services de sécurité, hauts fonctionnaires ou officiers supérieurs de l’armée. À l’occasion, ils n’hésitent pas à s’allier avec tel ou tel « émir » d’un groupe terroriste. Ahmed Zendjabil en est le meilleur exemple. Grâce à des complicités bien placées, le « Pablo Escobar algérien » parvenait, à partir du Maroc, à acheminer annuellement des dizaines de tonnes de cannabis en Algérie, bien sûr, mais aussi en Europe et au Moyen-Orient. Ses passeurs utilisaient aussi bien des mulets que des camions-citernes spécialement aménagés ou de surpuissants 4×4. Il s’est rendu aux autorités le 3 juillet dernier (voir encadré p. 46).
En 1994, après les attentats islamistes de Marrakech, la frontière terrestre algéro-marocaine a été fermée. Mais les trafiquants n’en ont guère été affectés. Surveiller une frontière longue de 6 000 km avec une centaine d’hommes et une poignée de véhicules tout-terrain relève en effet de la mission impossible
Le trafic a pris, au fil des années, une ampleur telle que les autorités algériennes ont fini par réagir. Entre 1994 et 2004, plus de 100 000 personnes ont été condamnées dans des affaires liées au trafic de stupéfiants. Selon la gendarmerie, 3 422 personnes ont été appréhendées en 2006, contre 2 690 au cours de l’année précédente. En 2002, 6,322 t de cannabis ont été saisies, contre 12,37 t en 2004 et 9,64 t en 2005. Mais la tâche des policiers relève du travail de Sisyphe. « Le trafic augmente de 12 % à 15 % par an et les saisies ne représentent que 15 % des produits en circulation », estime Aïssa Kasmi, directeur de la coopération internationale à l’Office national pour la lutte contre la drogue et la toxicomanie (ONLDT). Au total, les Algériens consommeraient quelque 150 t de cannabis par an. Soucieux de diversifier l’offre, les trafiquants jouent aussi la carte des drogues dures. Depuis peu, cocaïne et héroïne ont fait leur apparition à Alger. La première, notamment, est de plus en plus prisée, si l’on peut dire, dans les milieux branchés. Un gramme de poudre blanche coûte entre 12 000 et 16 000 dinars (128-170 euros), soit plus que le salaire minimum, contre 50 dinars pour quelques grammes de kif.
Avant de finir dans les narines de quelques riches Algérois, la coke emprunte essentiellement trois circuits. « Elle est d’abord introduite par des immigrants subsahariens, nigérians en premier lieu, qui l’écoulent dans les quartiers chic de la capitale afin de financer leur hypothétique passage vers l’Europe », révèle un ancien officier de la police. En 2005, 85 étrangers ont ainsi été déférés au parquet pour trafic de stupéfiants. La cocaïne arrive également, certes par petites quantités, par colis postaux en provenance d’Europe. Enfin, une troisième filière a semble-t-il été mise en place, au Maroc et en Algérie, par des narcos colombiens, en association avec des Maghrébins. Elle inquiète particulièrement les policiers algériens.
Jamais à court d’idées, les trafiquants prennent parfois l’apparence de businessmen au-dessus de tout soupçon. Patron d’une société d’import-export, « Salem », appelons-le ainsi, a longtemps joui d’une excellente réputation auprès des douaniers et des policiers. Chargés de matériels sanitaires achetés en Europe ou en Amérique latine, ses conteneurs transitaient sans problème par les ports d’Alger et d’Oran. Jusqu’au jour où, en décembre 2006, après plusieurs semaines de filature, les douanes espagnoles ont saisi un conteneur en provenance du Venezuela que l’entreprise de Salem s’apprêtait à expédier en Algérie, via l’Espagne. À l’intérieur : une tonne de cocaïne dissimulée dans les parois. Alertés, les gendarmes algériens ont aussitôt procédé à l’arrestation de l’homme d’affaires. « Les narcotrafiquants disposent de moyens logistiques et technologiques très supérieurs à ceux de nombreux États », se lamente Abdelmalek Sayah.

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