Amandine Gay : « Devenir noire repose sur la possibilité d’avoir accès à des pans de la culture noire »

Après avoir donné la parole à des femmes afro-descendantes francophones dans le documentaire « Ouvrir la voix », la réalisatrice s’intéresse à l’adoption internationale dans « Une histoire à soi », qui sort dans les salles ce 23 juin.

La réalisatrice et afroféministe Amandine Gay. © Otto Zinsou pour La Déferlante

La réalisatrice et afroféministe Amandine Gay. © Otto Zinsou pour La Déferlante

eva sauphie

Publié le 23 juin 2021 Lecture : 8 minutes.

Avant de raconter son propre parcours de personne adoptée née sous X d’une mère marocaine et d’un père martiniquais dans un essai autobiographique, Une poupée en chocolat (à paraître à la rentrée littéraire 2021 aux éditions La Découverte), Amandine Gay donne la parole à cinq personnes adoptées à l’international dans Une histoire à soi, un documentaire à la croisée de l’intime et du politique qui sort dans les salles françaises ce 23 juin 2021*.

Elles sont originaires du Rwanda, du Brésil, du Sri Lanka, de Corée du Sud et d’Australie, et ont grandi dans des familles françaises. Au moyen d’archives personnelles, allant de l’enfance à l’âge adulte, la documentariste et universitaire française livre le récit d’individus en construction identitaire. Et pousse à réfléchir sur la dimension politique – entre déracinement et acculturation – de ce mode d’adoption, toutefois en forte baisse depuis les années 2000.

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Jeune Afrique : Avec Ouvrir la voix, vous donniez la parole à plusieurs femmes noires d’Europe. En quoi Une histoire à soi s’inscrit dans la continuité de votre parcours artistique et personnel ?

Amandine Gay : Ce sont deux projets qui ont une dimension autobiographique. Le premier s’intéresse aux parcours des femmes noires en France et en Belgique et s’attache à la signification de la construction sociale de la race dans des pays à l’histoire coloniale ou esclavagiste. Le deuxième est un documentaire sur l’adoption internationale. J’ai pour ma part été adoptée sous le secret localement, en France, mais je partage beaucoup de pans de l’expérience des personnes adoptées que l’on voit dans le film, surtout celle des personnes racisées ayant grandi dans des familles blanches.

L’adoption transnationale et transraciale a un impact émotionnel et psychologique sur les personnes adoptées

Le deuxième enjeu est celui de la réappropriation de la narration. Dans le cas des femmes noires comme dans celui des personnes adoptées, on a souvent entendu parler de nous à travers la voix d’experts, de candidats à l’adoption et de parents adoptants. Avec ces deux projets, je voulais montrer que lorsque l’on fait l’expérience minoritaire, que ce soit celle du racisme, du sexisme racialisé et de tout autre système de discriminations qui en découle, on est obligés de développer une forme d’expertise pour comprendre ce qui nous arrive. Il me semblait important de rendre accessible cette démarche militante, entre univers intime et politique, grâce au cinéma.

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En se concentrant sur l’adoption internationale, le film met en exergue le sentiment de déracinement et le phénomène d’acculturation auxquels les personnes adoptées sont confrontés. Quels enjeux politiques aviez-vous envie de montrer ?

À travers les témoignages du film, on constate que l’adoption transnationale et transraciale a un impact émotionnel et psychologique sur les personnes adoptées, notamment au regard de leur construction identitaire. Elle a aussi un impact sur les familles blanches qui vont se retrouver à aborder les questions raciales avec leurs enfants.

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Pour moi, cette charge de la pédagogie raciale ne doit pas reposer sur les personnes adoptées mais principalement sur les institutions qui encadrent l’adoption. Or, à ce jour, rien n’a été mis en place par celles-ci pour s’assurer que les personnes adoptées en France puissent rester en contact avec leur culture d’origine. La question n’a pas encore été thématisée.

Donner la parole à des adultes adoptés était donc nécessaire, car le fait de grandir dans des régions très blanches les confronte à l’isolement, au phénomène d’acculturation, mais aussi à ce que j’appelle la culpabilité de la survivance. Comme c’est le cas pour Niyongira dans le film, adopté à l’âge de 7 ans et l’un des rares survivants de sa famille victime du génocide des Tutsis au Rwanda. Venir d’un pays qui est plus pauvre que la France, qui a été colonisé ou exploité par la France, puis grandir au sein du groupe majoritaire du pays responsable de la déstabilisation de son pays d’origine, tout cela a un impact sur la psyché d’une personne adoptée.

« Une histoire à soi » , documentaire de Amandine Gay © DR

« Une histoire à soi » , documentaire de Amandine Gay © DR

Justement, quel type d’accompagnement existe-t-il pour les personnes adoptées ayant vécu les traumatismes de la guerre, comme le génocide des Tutsis ?

Une personne adoptée issue d’un conflit géopolitique va forcément être confrontée à des questions à l’école et tout au long de sa vie. Mais aucun budget n’est alloué dans l’accompagnement d’une personne adoptée jusqu’à l’âge adulte. Pourtant, on sait que les crises identitaires surviennent à l’adolescence.

Les enfants adoptés d’origine rwandaise devraient avoir accès à des psychologues spécialistes du trauma, des génocides

Les institutions devraient agir en recontactant toutes les familles ayant adopté des enfants d’origine rwandaise en leur proposant l’accès à des psychologues spécialistes du trauma, des génocides. La responsabilité ne peut pas revenir aux individus, soit aux parents adoptants qui n’ont pas cette formation. Rassembler un enfant isolé et une famille est le seul point sur lequel on se concentre. C’est là qu’il y a catastrophe pour moi.

Par ailleurs, toutes les familles n’ont pas la capacité financière pour que leur enfant, une fois adulte, puisse retourner sans son pays d’origine s’il le souhaite. Là encore c’est de la responsabilité de l’État, qui délivre des visas pour l’adoption internationale et qui devrait pouvoir délivrer des aller-retours pour que les personnes adoptées aient le choix de faire leur retour aux origines. C’est l’État qui est responsable de notre arrivée en France, donc il doit prendre ses responsabilités jusqu’au bout.

L’un des personnages du film raconte avoir été confronté au racisme une fois sorti du cocon familial, et souligne le manque d’une communauté de soutien sur laquelle se reposer. Qu’est-ce que cela traduit ?

Les personnes adoptées vont faire l’expérience du racisme et des discriminations comme les personnes immigrées. Mais à la différence des personnes immigrées, elles ne pourront pas se reposer sur une communauté pour le côté émotionnel et la « validation de leur expérience ». Quand une personne racisée adoptée retourne dans sa famille blanche qui n’a pas nécessairement conscience que le racisme systémique existe en France, quel type de soutien psychologique ou stratégique va-t-elle pouvoir recevoir ?

En France, l’accès à l’adoption pour les couples racisés est un vrai enjeu. En l’absence de statistiques ethniques, il est difficile de tenir des propos circonstanciés. Pour autant, on sait qu’il existe au sein des communautés noires un certain nombre d’adoptions informelles, comme le placement temporaire de cousins ou de proches dans une famille donnée. En outre, il y a aussi des phénomènes de discriminations dans l’accès à l’adoption des couples racisés.

L’idée qu’il serait peut-être mieux pour des enfants noirs de grandir au sein de communautés noires reste un énorme tabou

L’un des enjeux est de penser la question des appariements sur les critères raciaux. En France, émettre l’idée qu’il serait peut-être mieux pour le développement personnel et la stabilité émotionnelle des enfants noirs de grandir au sein de communautés noires reste un énorme tabou. Il y a peut-être un travail à faire pour inciter les personnes noires à adopter des enfants noirs.

Mais il y a du chemin à faire, car lorsque l’on demande aux parents adoptants leur préférence raciale pour l’adoption, certains candidats blancs considèrent que c’est du racisme. La race est tellement taboue en France que l’on ne peut pas adresser ces sujets-là, pourtant ils me semblent essentiels.

Peut-on comparer l’expérience migratoire des personnes issues de l’adoption internationale à celle des diasporas de France ?

Les personnes adoptées à l’international et les enfants d’immigrés viennent de deux histoires distinctes mais ce sont bien des expériences d’immigration. L’enjeu est de savoir si les personnes adoptées sont considérées comme des immigrés. Comme on les a placées dans une famille blanche, elles s’assimilent aux personnes blanches, alors qu’elles ne le sont pas. Se pose alors la question de savoir si elles ont les outils nécessaires pour faire face à la suprématie blanche en France.

Les enfants racisés adoptés qui grandissent dans des familles blanches font l’expérience de la race quotidiennement. On leur demande d’où ils viennent, pourquoi ils sont noirs et leurs parents blancs… Puis, une fois adulte, ils rencontrent des difficultés à trouver un emploi ou un logement, au même titre que les immigrés, malgré leur nom et prénom « français ». En France, on nie la race alors que les personnes adoptées font l’expérience des limites de l’assimilation. Elles bénéficient des privilèges liés à la proximité avec la blanchité jusqu’à un certain point seulement.

Quel est votre parcours personnel au regard de cette construction raciale ?

J’ai été placée dans une famille où il y avait déjà un enfant noir. Nous avons douze ans d’écart avec mon grand frère. Je ne me suis de fait jamais pensée blanche. Mais grandir noire dans une famille blanche à la campagne, donc isolée des communautés noires, rend la construction de sa négritude plus difficile.

Cette construction ne peut pas être définie par l’extérieur, c’est-à-dire, uniquement par les insultes et les stéréotypes. Devenir noire repose pour moi sur la possibilité d’avoir accès à des pans de la culture noire et à des éléments de construction positive de sa personne, et non pas juste faire l’expérience du racisme et de l’assimilation. Mon grand frère m’a aidée dans ce cheminement, en me montrant des représentations positives de personnes qui me ressemblaient, des chanteurs aux sportifs comme Surya Bonaly, championne de patinage artistique noire, et adoptée qui plus est !

J’ai par ailleurs eu la chance de grandir dans une famille qui fréquentait des personnes noires. La sociabilité avec les personnes noires devrait être un pré-requis pour les parents adoptants blancs. Aujourd’hui, la question des préférences raciales concernant l’adoption leur est demandée, et c’est une avancée. Mais il faut que les parents adoptants soient au clair avec leurs capacités à interagir ou non avec un enfant racisé. Si des personnes blanches socialisent un minimum avec des personnes noires, cela leur permettra d’avoir des outils, même les plus simples, comme la manière de prendre soin des cheveux crépus ou de la peau d’un enfant noir. Mais cela les amènera aussi à se questionner sur leurs préjugés racistes, car tout humain en est pourvu.

(*) Cet entretien avait initialement été publié le 4 avril 2021. Nous le rediffusons à l’occasion de la sortie dans les salles de Une histoire à soi

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