Massacre de Duékoué en Côte d’Ivoire : Amadé Ouérémi, « le bandit de la forêt classée » face à la justice

Dix ans après le massacre de Duékoué, Amadé Ouérémi comparaît depuis le 24 mars devant le tribunal criminel d’Abidjan. Il est accusé d’avoir activement participé aux exactions qui ont fait plus de 800 morts en mars 2011 dans cette ville de l’ouest ivoirien.

Dans la ville de Duékoué, le 17 avril 2011, en Côte d’Ivoire. © PHILIPPE DESMAZES/AFP

Dans la ville de Duékoué, le 17 avril 2011, en Côte d’Ivoire. © PHILIPPE DESMAZES/AFP

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Publié le 26 mars 2021 Lecture : 4 minutes.

Bruno, silhouette frêle et lunettes de soleil opaques sur le nez, se demande encore comment il est possible qu’il soit toujours en vie. Pourquoi, dix ans plus tôt presque jour pour jour, des miliciens ont enlevé puis exécuté son petit frère et pas lui, alors qu’ils marchaient côte à côte ? À la barre, Bruno sanglote, il est pris de tremblements. Le président lui demande brutalement de se ressaisir. Bruno poursuit, un peu sonné.

« C’est grâce à Dieu », dit-il, qu’il peut aujourd’hui témoigner devant le tribunal criminel d’Abidjan des évènements du 29 mars 2011, à Duékoué, théâtre d’un massacre qui fit plus de 800 morts, selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Pour se protéger des fusillades qui font rage dehors, les deux frères et leurs familles resteront enfermés trois jours dans leur maison d’un quartier résidentiel. Mais les réserves de nourriture diminuent rapidement et ils doivent se résoudre à sortir pour acheter de quoi manger. À quelques dizaines de mètres seulement du domicile, des hommes en pick-up interpellent sans raison le frère de Bruno, avant de l’exécuter dans un quartier voisin. « J’ai demandé le corps. Ils m’ont dit de donner 10 000 [CFA, 15 euros] ». Stupéfaction dans la salle d’audience.

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Ouérémi charge « Loss »

Bruno est l’un des onze témoins appelés à la barre ce jeudi, au second jour du procès d’Amadé Ouérémi, arrêté le 18 mai 2013 dans les montages de l’ouest ivoirien et poursuivi pour son implication présumée dans ce massacre perpétré sur fond de conflit politique et de rivalités communautaires pendant la crise post-électorale de 2010-2011. L’ancien trafiquant, « le bandit de la forêt classée » du mont Péko, conteste sa participation aux exactions, affirme qu’il ne se trouvait pas en ville le jour de l’attaque, ce que contredira l’un des témoins.

Il se décrit comme un simple élément placé sous les ordres de l’ancien commandant des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) pro-Ouattara, le lieutenant Coulibaly. Ce jeudi, il a désigné l’ancien comzone de Man, Losseni Fofana, comme étant celui qui a ordonné d’assaillir le quartier Carrefour de Duékoué, à l’époque tenue par l’armée ivoirienne et des milices pro-Gbagbo. « Vous étiez là quand il a donné l’ordre ? », demande le président. « Oui », répond l’accusé, sûr de lui.

Losseni Fofana , dit « Loss », a été inculpé en 2015 par la justice ivoirienne, avec d’anciens chefs rebelles, pour son rôle supposé dans les crimes commis pendant la crise. Cette inculpation n’a jamais débouché sur la tenue d’un procès. En 2018, une amnistie a permis à plusieurs comzones d’échapper à la justice. Dix ans après la promesse d’Alassane Ouattara de faire toute la lumière sur cette tuerie de masse, c’est la première fois qu’une personne mise en cause dans le massacre de Duékoué doit répondre face à un tribunal.

Ezékiel, témoin numéro sept, a vu son fils se faire tuer devant lui. Sa petite sœur a été enlevée, violée et jetée dans un puits. Ezékiel désigne des coupables : les miliciens d’Amadé Ouérémi. En 2011, le trafiquant était très connu dans cette région, où ses affaires frauduleuses prospéraient. « Je l’ai connu en tant que chef de guerre, il avait une armée. Leur base était dans la forêt du mont Péko », affirme ce pasteur, qui empruntait souvent un axe desservant le village d’Ouérémi, Bagohouo. « Comment pouvez-vous faire le lien entre les hommes qui ont violé votre sœur et l’accusé ? », interroge le président. « Devant Dieu et devant les hommes, Amadé est celui qui a lancé l’attaque sur Duékoué », assure avec force le témoin, qui se souvient que les miliciens parlaient moré, comme l’accusé, né de parents burkinabè. Pour lui, aucun doute n’est possible.

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« Un procès symbolique et cathartique »

Les auditions des témoins, sans avocat, mal préparés à ce difficile exercice, souvent impressionnés par la solennité des lieux et s’exprimant difficilement en français, ont duré six heures. À chacun, le président du tribunal a demandé s’ils souhaitaient se constituer partie civile et réclamer des dommages et intérêts. Beaucoup hésitent, ne savent pas quoi répondre. À la nuit tombée, une mère de famille craque et éclate en sanglot à la barre : « Je ne sais pas quelle somme d’argent vaut mon seul fils ».

Tous les camps devraient être jugés de même façon, il faut un équilibre.

Dans la salle, Guy-Flavien suit avec attention les débats. Il était un enfant du quartier Carrefour au moment de l’attaque. Le directeur de son école primaire a été abattu. « Ce procès est symbolique et cathartique, mais les victimes n’en attendent pas grand chose. Certains témoins pensent même que l’accusé n’est jamais allé en prison et qu’il n’y retournera pas, se désole-t-il. Tous les camps devraient être jugés de même façon, il faut un équilibre. »

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Le procès reprendra le 31 mars, date à laquelle la Cour pénale internationale (CPI) doit rendre son arrêt sur l’appel du procureur contre la décision d’acquitter Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé.

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