Ci-gît l’amitié entre les peuples

Face à la montée de la xénophobie, les Africains se calfeutrent chez eux, ou plient bagage.

Publié le 13 février 2007 Lecture : 5 minutes.

A la fin de janvier, les Moscovites attendent la neige avec impatience. Les quelques Africains qui résident dans la capitale, eux, se réjouissent de la relative douceur de l’hiver 2007. Si seulement la température pouvait aussi adoucir le cur de leurs hôtes…
Car la vie n’est pas tous les jours facile dans un pays où la xénophobie progresse à mesure que s’éloigne le temps de « l’amitié entre les peuples » chantée et imposée par les Soviétiques. Au début de l’année, le Centre d’information et d’analyse sur la xénophobie (Sova) s’alarmait de la progression de la violence contre les étrangers. Aucun chiffre officiel n’existe, puisque les crimes motivés par le racisme ne constituent pas une catégorie dans le code pénal, mais Sova évalue à 520 le nombre de non-Russes qui ont été attaqués en 2006 simplement parce qu’ils étaient basanés, noirs ou aux yeux bridés. Parmi eux, 53 l’ont payé de leur vie. C’est donc au rythme d’un crime raciste par semaine que vit dorénavant cet immense pays de 140 millions d’habitants, qui compte officiellement 10 millions d’étrangers (beaucoup plus si l’on prend en compte les immigrants clandestins) – principalement venus ?des ex-Républiques soviétiques du Caucase, d’Asie centrale, mais aussi de Chine et d’Afrique.
« Les agressions contre les non-Russes augmentent au rythme de 20 % à 30 % par an depuis le début de la décennie, déplore Galina Kojevnikova, vice-présidente de Sova. Et les études sociologiques montrent que plus de la moitié de mes concitoyens partagent des idées fondamentalement hostiles à l’étranger. » Certes, tous ne soutiennent pas activement les groupes de skinheads principalement responsables des meurtres ou des tabassages en règle des Noirs et des Asiatiques. Mais face à la violence raciste, l’indifférence reste de mise. « En mai dernier, quand un extrémiste a tué une jeune Malienne à Anvers, plusieurs dizaines de milliers de Belges sont descendus dans la rue. Ici, quand un skinhead a abattu en plein jour Sambar Lampsar Sall, un Sénégalais de 28 ans, le 7 avril 2006, à Saint-Pétersbourg, il n’y a eu qu’une centaine de personnes pour manifester leur colère. »
Les meurtriers ont néanmoins été arrêtés quelques mois plus tard. Huit jeunes gens devront répondre de leur acte d’ici à 2008. Bien qu’elle se réjouisse que quelque 80 personnes aient été condamnées pour acte raciste en 2006, Galina Kojevnikova regrette que les membres du groupe néonazi responsable de la mort du jeune Sénégalais n’aient été appréhendés qu’en juin. « Voilà trois ans qu’ils agissaient au vu et au su de tous. Ils sont accusés de trois meurtres outre celui de Sall. Leur procès arrive un peu tard. Si les autorités étaient plus enclines à agir contre la xénophobie, des vies auraient pu être épargnées. »
Rien d’étonnant, dans un tel contexte, que le peu d’Africains présents à Moscou préfèrent éviter les transports publics et les lieux anonymes. Sur le campus de l’université de l’Amitié des peuples (plus connue sous le nom de « Patrice-Lumumba » qu’elle portait avant 1992), Michelle, une jeune Camerounaise, étudiante en gestion des administrations, admet qu’elle sort peu. La station de métro qui relie la faculté au centre-ville est le terminus de la ligne rouge, et il faut compter une demi-heure pour rallier la place Rouge. « Si on sort à Moscou, on reste une heure ou deux, et puis on rentre au foyer », explique l’étudiante. « Le jour de l’anniversaire de Hitler, en avril, on sait qu’il faut rester enfermé chez soi. » Ces dernières années, le 20 avril a été en effet célébré par des manifestations de skinheads dans les grandes villes du pays.
La guerre en Tchétchénie n’a pas aidé les Russes à accepter la présence de plus en plus importante de Caucasiens, venus chercher du travail dans les grandes villes. « Les jeunes soldats rentrent traumatisés de Tchétchénie et considèrent tous les Caucasiens, et donc tous ceux qui sont physiquement différents, comme leurs ennemis, explique Sova. Certains deviennent fous et s’en prennent au pauvre immigré qui vend des concombres sur les marchés. » Les jeunes Russes, perdus dans un système économique encore fragile, se rassurent à l’idée que les maux viennent d’ailleurs. « Pour détourner l’attention du peuple des difficultés que traverse la Russie, les dirigeants lui bourrent le crâne à coups d’idées nationalistes et exacerbent son sentiment de haine envers nous », estime un Africain installé ici de longue date.
Bien que les mentalités évoluent, le quotidien des migrants demeure difficile. Michelle, qui terminera son cursus en juin 2007, sait qu’elle ne restera pas. « Il n’y a pas de travail pour nous ici », estime cette jeune femme soignée et chic dans son tailleur-pantalon marron, dont la maîtrise de la langue russe est telle qu’elle cherche ses mots en français. Les lois sur le séjour des étrangers viennent en effet d’être durcies. Entrées en vigueur le 15 janvier, elles limitent le droit de travail des immigrés sur les marchés. Le Parlement a décidé que seulement 6 millions de permis de travail seraient délivrés à des étrangers en 2007. « La seule façon de gagner de l’argent en Russie, à part le marché noir, c’est de créer sa société », explique Joseph, un Malien qui travaille dans des médias russes depuis vingt ans. « Aucune structure publique n’embauchera un Africain, et les entreprises privées ne prendront pas le risque de ternir leur image en faisant travailler des étrangers. »
Les Africains désertent, ayant bien compris qu’il n’y avait plus grand-chose à attendre de la Russie. « Voilà deux ans que nous n’avons accueilli aucun étudiant malien à Moscou. Depuis l’année dernière, le gouvernement russe ne propose plus de bourses à nos ressortissants », explique Bréhima Sire Traoré, ambassadeur du Mali en Russie. La vie est de plus en plus chère, presque autant qu’en Europe occidentale. « Les parents africains ne sont pas non plus disposés à prendre le risque de voir revenir au pays un cercueil au lieu d’un diplômé », ajoute, cynique, Joseph.
Les autorités ne semblent pas s’émouvoir du problème. « La Russie ne manifeste plus le même intérêt envers nos pays qu’à l’époque soviétique », explique un diplomate africain. Contrairement à la Chine, la Russie ne cherche pour le moment qu’à écouler ses produits manufacturés en Afrique, au même prix qu’ailleurs, sans réellement investir dans l’aide au développement. « La Russie nous a beaucoup aidés, mais la lune de miel est terminée depuis la chute du mur de Berlin », regrette ce diplomate.
L’attitude distante de la Russie n’empêche pas certains Africains, installés depuis longtemps, de conserver leur optimisme. Alexandre, Camerounais, vit depuis quinze ans dans une ville située à 200 kilomètres au sud de Moscou. Celui que les autochtones appelaient « Snikers » (la barre chocolatée) à son arrivée, au début des années 1990, a épousé une Russe, n’a jamais subi d’agression et loue la gentillesse de ses voisins. N’empêche, au moment de prendre le métro, il ne se précipite pas sur la première rame qui entre en gare à la station Iougo-Zapadnaïa, à la différence des nombreux voyageurs de la fin d’après-midi. Il préfère attendre quelques minutes, le temps de remonter le quai. « Quand il y a du grabuge, c’est toujours en queue de train, explique-t-il. En tête, le chauffeur n’est pas loin, il peut prévenir la police. » Dans la voiture de tête, certes moins bondée, Alexandre n’en demeure pas moins le seul Noir à voyager. Et le seul homme à se méfier.

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