Génocide au Rwanda : « Une responsabilité française politique, institutionnelle et morale »
Les chercheurs de la Commission Duclert sur le rôle de la France au Rwanda viennent de présenter officiellement le fruit de leur travail au président Emmanuel Macron. Et pointent de nombreux « dysfonctionnements » institutionnels et moraux.
Génocide des Tutsi au Rwanda : quelle est la part de responsabilité de la France ?
Dans leur rapport, les chercheurs de la Commission Duclert sur le rôle de la France au Rwanda pointent de nombreux « dysfonctionnements » institutionnels et moraux. Mais ils n’ont pas eu accès à toutes les archives et ont passé certains événements sous silence.
Au terme de deux années de recherches dans les archives françaises, les membres de la Commission Duclert ont rendu public ce vendredi leur volumineux rapport sur le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994, peu après l’avoir remis officiellement au président Emmanuel Macron, qui les avait mandatés en avril 2019.
Les neuf membres – historiens pour la plupart, épaulés par sept chargés de mission – de cette « commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi », présidée par l’historien Vincent Duclert (CNRS-EHESS), avaient la tâche délicate de se pencher sur l’un des dossiers les plus sensibles de la politique étrangère de la France au cours du dernier demi-siècle : l’implication de Paris au Rwanda entre 1990 et 1994, et le rôle trouble de la République française dans le génocide des Tutsi, d’avril à juillet 1994.
Défaite impériale
« La faillite de la France au Rwanda […] peut s’apparenter à une dernière défaite impériale d’autant plus grave qu’elle n’est ni formulée ni regardée », résument les commissaires dans la conclusion de ce rapport de 1 200 pages, qui vient d’être mis en ligne dans la soirée.
Et de dresser l’inventaire des aveuglements et errements combinés qui conduisent Paris à se débattre, depuis 1994, face à une accusation vertigineuse de « complicité de génocide » : « La France conduit dès [octobre 1990] plusieurs politiques, qui se déploient parallèlement les unes aux autres et finissent par devenir contradictoires. L’impression est celle d’un enfermement des autorités françaises dans des logiques avec lesquelles la rupture s’avère difficile, même durant la crise génocidaire. »
Au cœur du dispositif français, l’ancien président socialiste François Mitterrand, dont l’engagement personnel sur ce dossier ne s’est jamais démenti : « Un élément surplombe cette politique, écrivent ainsi les rapporteurs : le positionnement du président de la République, François Mitterrand, qui entretient une relation forte, personnelle et directe avec le chef de l’État rwandais. Cette relation éclaire la grande implication de tous les services de l’Élysée. »
Et d’ajouter que « les demandes de protection et de défense du président rwandais sont toujours relayées, entendues et prioritaires ».
Réelle avancée
Après la première offensive du Front patriotique rwandais (FPR), en octobre 1990, « la menace ougando-tutsie » perçue à l’Élysée, qui « révèle une lecture ethniciste du Rwanda par les autorités françaises », finit par contaminer tous les rouages de l’État en charge du dossier.
« Sur le Rwanda pèserait la menace d’un monde anglo-saxon dont le FPR, l’Ouganda mais aussi leurs alliés internationaux seraient l’incarnation », expliquent en effet les rapporteurs.
À l’Élysée, on espère désormais « que ce rapport pourra mener à de nouveaux développements avec le Rwanda » – une visite officielle d’Emmanuel Macron au Rwanda est prévue au cours des prochaines semaines -, précisant que sa teneur a été communiquée au président Paul Kagame. De fait, à Kigali, l’entourage du chef de l’État laisse entendre, off-the-record, sa satisfaction devant ce texte. « Je crois qu’il a fait du bon travail », avance un conseiller, tandis qu’un autre collaborateur présidentiel évoque une « réelle avancée ».
Responsabilités accablantes
Si ses conclusions semblent marquer une évolution notable dans l’analyse par la France de son rôle controversé au Rwanda au début des années 1990, la mission Duclert décline en revanche l’accusation, de nature juridique, qui plane de longue date sur l’action passée de Paris au Pays des mille collines.
« La France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer », estiment les auteurs. Mais ces derniers ne s’abstiennent pas pour autant d’exonérer la République française. Ils lui imputent en effet « des responsabilités accablantes ».
Le rapport conclut clairement à une responsabilité de la France que la Commission qualifie de « politique, institutionnelle, intellectuelle, morale et cognitive »
La liste des manquements constatés est longue : « défaillance des pouvoirs de coordination et absence de contre-pouvoirs effectifs ; « responsabilités politiques [et] institutionnelles, tant civiles que militaires » ; « chaînes parallèles de communication, et même de commandement » ; « contournement des règles d’engagement et des procédures légales » ; « dérives institutionnelles couvertes par l’autorité politique ou dans une absence de contrôle politique », « lecture ethniciste » de la situation rwandaise, etc.
À l’arrivée, le rapport conclut clairement à une responsabilité de la France que la Commission qualifie de « politique, institutionnelle, intellectuelle, morale et cognitive ». Une responsabilité qui, selon une source élyséenne, « traduit une incapacité à penser le génocide qui se profilait ».
« Le rapport décrit de profonds dysfonctionnements, notamment dans le processus d’appréciation de la situation et dans celui de la décision, ajoute la même source. En revanche il écarte la notion de complicité de génocide puisqu’il souligne que nulle part ses auteurs n’ont trouvé d’éléments dénotant l’intention de contribuer ou de participer aux actions constituant ce génocide. »
Pas d’accusations contre Turquoise
Le rapport écarte également les accusations qui ont pu être formulées à l’encontre de l’opération Turquoise, déclenchée fin juin 1994. Même si les rapporteurs indiquent que cette opération a été tardive et qu’elle a pu connaître initialement certaines ambiguïtés dans les directives politiques reçues, ils soulignent que cette mission aura tout de même permis le sauvetage de plusieurs milliers de Tutsi.
Toutefois, selon notre source, « le rapport fournit des analyses détaillées et inédites – car croisant de très nombreux documents – sur les principaux sujets qui ont cristallisé les interrogations au sujet de l’engagement de la France entre 1990 et 1994, qu’il s’agisse des livraisons d’armes au régime rwandais, de l’engagement opérationnel auprès des Forces armées rwandaises ou de différents épisodes comme le massacre de Bisesero en [juin] 1994 ou la non-arrestation du gouvernement intérimaire rwandais dans la Zone humanitaire Sud [alors contrôlée par l’armée française] ».
De son côté, l’association de rescapés Ibuka France a affirmé qu’elle « se réserve désormais la possibilité d’un examen critique approfondi de ce document et d’un droit de réponse au contenu dudit rapport » tout en saluant « le travail accumulé depuis vingt-sept ans par des chercheurs, journalistes et historiens qui a permis d’établir un savoir solide et circonstancié sur les différents aspects du dernier génocide du XXe siècle ».
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