Psychanalyse d’un dictateur

Et si la vie de Saddam Hussein ne se résumait qu’à une reconquête de son honneur mille fois bafoué ?

Publié le 12 janvier 2004 Lecture : 7 minutes.

Il existe deux récits de la mort de Hussein el-Majid el-Nasseri, le père de Saddam Hussein. Selon le premier, Hussein est décédé à la suite d’un atroce conflit tribal survenu à el-Aouja [le village natal de Saddam]. Le second est encore plus atroce : la mère de Saddam, Sobha Bint Toulfah, était une femme féroce et querelleuse. Lassé par leurs interminables disputes, son mari divorça et se remaria avec elle à deux reprises. Puis s’en sépara une troisième fois. Selon la tradition islamique, une femme trois fois répudiée doit épouser une tierce personne avant de pouvoir revenir chez son premier mari.
Le père de Sobha accepta de marier sa fille à un homme d’extraction modeste dans l’espoir d’obtenir facilement son divorce pour la remarier à Hussein. Mais l’époux de fortune, Ibrahim el-Hassan, beau-père de Saddam et père de ses trois demi-frères – Sabawi, Barazan et Watban -, refusa de divorcer et, pour défendre son honneur, n’hésita pas à se débarrasser de Hussein. De cette mort, nous avons aussi deux versions : selon la première, le meurtre eut lieu alors que Saddam était encore dans le ventre de sa mère ; d’après la seconde, Hussein fut tué un an après la naissance du futur président.
Quoi qu’il en soit, Saddam est né dans une atmosphère marquée un conflit d’honneur entre deux hommes et n’a pas connu son père. Très marqué par sa mère, il hérita de sa férocité, de son honneur bafoué, de sa volonté de dominer puis de se soumettre à la fatalité du destin.
Si « le déshonneur est plus lourd que la terre », comme dit l’adage arabe, c’est parce qu’il est l’aboutissement naturel d’un pénible sentiment d’infériorité. L’homme écrasé par le déshonneur vit dans une honte permanente, qui se transforme en un lancinant besoin de puissance. Cette quête de pouvoir est une forme d’autodéfense, une fuite en avant, une tentative pour retarder l’inévitable, c’est-à-dire la découverte de la vérité. On comprend dès lors le goût de Saddam pour le secret. Ce dernier a toujours vécu dans la peur de ne pas trouver en lui la force nécessaire pour résister. Aussi ne cessa-t-il de se fuir lui-même, de jouer sur l’être et le paraître au point de développer une forme de schizophrénie.
Ce sentiment de déshonneur lui vient bien sûr de sa mère, qui s’est beaucoup occupée des trois enfants nés de son second mariage, à son détriment. Mais aussi d’Ibrahim, second mari de Sobha, qui n’a jamais supporté la présence d’un enfant né du premier mariage de son épouse.
Les oncles paternels de Saddam étant pauvres, l’enfant fut placé chez son oncle maternel Khaïrallah Toulfah, à Bagdad. Même s’il se sentait plus libre dans une grande ville où personne ne le connaissait, Saddam continua de traîner un sentiment de honte. Après trois ans d’études secondaires, il nourrit l’ambition d’intégrer l’académie militaire, mais son oncle ne parvint pas à le faire inscrire, malgré ses nombreuses entrées au sein de l’administration. Et pour cause : Saddam échoua aux épreuves physiques. Ce rejet de l’armée fut ressenti comme une offense par le jeune homme. Et renforça chez lui le sentiment de déshonneur. À tel point d’ailleurs qu’il se fera couper une tunique militaire qu’il revêtira le soir du putsch du 17 juillet 1968, et s’octroiera, dès son arrivé à la tête de l’État, tous les grades et décorations de l’armée.
Ce sentiment de déshonneur fit de Saddam un homme opprimé, écrasé, mais prêt à rendre service, parfois au péril de sa vie. Son oncle maternel chercha à en tirer avantage et l’envoya à el-Aouja pour assassiner son propre cousin Saadoun el-Nasseri. Le meurtre eut lieu en plein jour et devant témoins. Mais Saddam, l’oncle commanditaire et leur complice Ibrahim el-Hassan furent rapidement libérés. Des amis de Toulfah, tous membres du parti Baas, étaient intervenus en leur faveur.
Durant les quatre mois qu’il passa en prison, Saddam fit la connaissance de certains dirigeants du Baas, embastillés par le généralprésident Abdelkarim Qassem, qui n’eurent pas beaucoup de mal à le convaincre de la nécessité d’assassiner le chef de l’État.
Saddam vouait une grande admiration à son oncle maternel, qui tenait en horreur les communistes, mais appréciait les nazis. Il nourrissait aussi de la haine pour Qassem, qui l’avait empêché d’entrer dans l’armée en établissant des critères de recrutement difficiles à remplir. Inutile de dire qu’il était prêt à accomplir la mission qu’on attendait de lui. La suite est connue : Saddam tira des coups de feu en direction du cortège présidentiel avant de se fondre dans la foule, de traverser le Tigre à la nage et d’entamer le long périple qui le conduira en Syrie puis en Égypte.
Saddam fut donc « instrumentalisé » une première fois par son oncle maternel, qui le poussa à assassiner l’un de ses ennemis en lui promettant de lui donner, en guise de récompense, la main de sa fille Sajida, étudiante à l’école normale de Bagdad. Il fut « instrumentalisé » une seconde fois par le parti Baas, qui l’incita à attenter à la vie du président Qassem, en lui promettant de l’élever dans la hiérarchie du parti au rang de cadre dirigeant. Les deux promesses furent tenues, puisque Saddam ne tarda pas à épouser sa cousine Sajida et à devenir l’un des symboles de la jeune garde du Baas.
Saddam revint à Bagdad quelques jours après la déposition de Qassem, mais le tombeur de celui-ci, Abdessalem Aref, un nationaliste arabe d’obédience nassérienne, se mit, lui aussi, à traquer les baasistes. Saddam fut donc contraint à entrer dans la clandestinité et loua ses services à Hassen el-Bakr, un colonel à la retraite originaire de la région de Tikrit, qui fut aussi l’ami de Toulfah.
Baasiste pur et dur, Bakr ne manqua pas, lui non plus, de se servir du jeune militant. D’abord pour terroriser ses rivaux et pour faire le lien entre les ailes militaire et civile de son mouvement dans la perspective du putsch à venir. Ensuite, et surtout, pour écarter progressivement la première génération de baasistes et imposer une mainmise totale sur les rouages de l’État. Saddam, dont Bakr fit son second, apprécia à sa juste valeur sa promotion, mais son ambition illimitée le poussera bientôt à écarter son bienfaiteur pour prendre sa place.
En déposant Bakr, Saddam a tué symboliquement le père, ce père qu’il n’a jamais connu et dont l’absence a beaucoup pesé sur sa conscience. En atteignant la plus haute marche du pouvoir, Saddam atteignait aussi sa seconde phase de maturité. Car, après avoir longtemps joué pour le compte de tierces personnes, il allait enfin jouer pour son propre compte.
Cet homme écrasé par un sentiment de déshonneur, continuellement soumis à la logique de la force et qui ne cessa de repousser les assauts d’adversaires réels ou imaginaires, ne tardera pas à se laisser entraîner dans des aventures plus cruelles les unes que les autres.
La première fut la guerre contre l’Iran pour prétendument « sécuriser le flanc oriental du monde arabe ». À la fin de cette guerre, qui dura huit longues années, il prit conscience d’une douloureuse vérité : la confrontation avec l’Iran était en réalité un service rendu à l’Occident et aux monarchies pétrolières du Golfe. Il comprit aussi qu’il avait été utilisé sans qu’il puisse prétendre à la moindre récompense. Il crut pouvoir exiger sa part de cette « victoire truquée », mais aucune puissance ne prêta attention à sa requête. Il décida alors d’arracher par la force son dû. Et se lança dans une seconde aventure suicidaire : l’occupation du Koweït. Le cercle de feu où il se fait alors piéger rétrécira progressivement pour prendre finalement l’aspect d’un « trou à rats », quelque part dans la région de Tikrit.
De défaite en débâcle, son sentiment de déshonneur fut renforcé par la répulsion que lui inspirait le fait d’avoir été constamment utilisé par les uns et les autres. Toutes ses tentatives de renverser le cours du destin furent vaines. Son incapacité à contenir sa colère et à maîtriser ses pulsions lui fit perdre peu à peu l’aptitude à établir une ligne de démarcation entre le réel et l’imaginaire, au point qu’il finit par prendre ses rêves pour la réalité. C’est là l’un des traits de caractère des despotes. Conséquence : leurs actes deviennent les reflets de leurs désirs les plus secrets, et ils finissent par se soumettre à un destin qu’ils croient implacable.
Un homme qui laisse au destin le soin de décider de son sort ne peut pas se suicider. Car il ne trouve jamais en lui la force nécessaire pour accomplir cet ultime acte de liberté. Dans l’Orient arabe, rares sont les leaders qui acceptent de mettre fin à leurs jours après une humiliante défaite. C’est souvent le contraire qui se produit : par un curieux retournement, le leader déchu devient, au regard des siens, un saint ou un prophète…

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