Profession : gendarme nucléaire

Revenue bredouille d’Irak, éconduite par la Corée du Nord, l’agence onusienne a désormais toute latitude pour inspecter les installations libyennes et iraniennes.

Publié le 12 janvier 2004 Lecture : 6 minutes.

A peine Tripoli avait-il annoncé, le 19 décembre, sa décision de renoncer à ses programmes de fabrication d’armes de destruction massive qu’une délégation libyenne se rendait au siège de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), à Vienne, pour y rencontrer son directeur Mohamed el-Baradei. Ce juriste égyptien de 61 ans était, il y a encore quelques années, peu connu du grand public, et son agence assimilée à l’une de ces institutions internationales bureaucratiques qui ne servent à rien. Aujourd’hui, la crise irakienne, les démêlés de la communauté internationale avec la Corée du Nord et les « cas » libyen et iranien ont propulsé ce haut fonctionnaire arabe et l’agence qu’il dirige sur le devant de la scène politique.
Depuis quelques mois, les grands bâtiments modernes dominant le Danube sont le théâtre d’un incessant ballet diplomatique. Après moins de deux jours de discussions, les Libyens, membres de l’AIEA depuis 1963, se sont dits prêts à signer le protocole additionnel au Traité de non-prolifération (TNP) nucléaire, pièce maîtresse dans le dispositif de surveillance de l’agence. Mis sur pied en 1997, ce protocole autorise les limiers de Baradei à inspecter avec un préavis de deux heures toutes les installations jugées suspectes sur le territoire des pays signataires. Car, si la décision libyenne est le fruit de neuf mois de négociations secrètes avec Londres et Washington, sa mise en oeuvre est principalement du ressort de l’AIEA.
Accompagné d’une dizaine d’experts, Baradei s’est rendu en Libye du 27 au 29 décembre pour une première visite officielle au cours de laquelle il a inspecté quatre sites jusque-là tenus secrets, avant d’être reçu, selon un porte-parole de l’AIEA, par le colonel Kadhafi lui-même. « Ce que nous avons vu est un programme à son stade tout à fait initial de développement, a-t-il déclaré au terme de ses inspections. À première vue, les Libyens n’étaient pas sur le point d’avoir l’arme nucléaire. » Ce qui contredit les allégations américaines et britanniques. Plusieurs inspecteurs, dont certains ont travaillé en Iran et en Irak, sont restés sur place après le départ de leur directeur. Ils devraient être rejoints rapidement par d’autres experts de l’agence pour confirmer ces premières conclusions.
L’AIEA compte beaucoup sur la coopération des États. Mais, comme l’a montré la récente crise coréenne, celle-ci n’est pas toujours au rendez-vous. En 2002, Pyongyang n’a pas hésité à expulser les inspecteurs onusiens avant de rompre, en janvier 2003, ses engagements avec l’AIEA. « La Corée du Nord est l’exemple parfait de ce qu’il ne faut pas faire, explique Baradei. L’option diplomatique est maintenant très restreinte. La solution militaire est impensable en raison du recours possible au nucléaire. Et des sanctions économiques sont inefficaces contre un pays qui n’a rien à perdre. »
La situation des pays dans le collimateur des États-Unis depuis le 11 septembre 2001 est bien différente. Le cas irakien est extrême. Les inspecteurs du gendarme nucléaire mondial y ont été envoyés alors qu’une épée de Damoclès américaine planait déjà sur le régime de Saddam Hussein. Interrompus en cours de mission, les experts de l’AIEA, qui ont eu le mauvais goût de ne rien trouver et de le faire savoir, ont été priés de laisser la place aux armées de la coalition. Que les agents de Baradei n’aient pas exhumé de « pistolet encore fumant » en Irak n’a pas empêché le président George W. Bush de dégainer le sien. Un scénario qui n’est sans doute pas étranger à la décision de l’Iran puis de la Libye de se montrer plus coopératifs.
En septembre 2002, Téhéran révélait son programme nucléaire civil et annonçait son ambition d’atteindre une capacité globale de 6 000 mégawatts d’ici à vingt ans. Invité en Iran en février 2003, Mohamed el-Baradei découvre l’existence de sites non déclarés et construits en infraction avec le TNP, dont la République islamique est pourtant signataire. Commence alors un marathon diplomatique entre Vienne, Téhéran et Washington. Les États-Unis veulent porter l’affaire devant le Conseil de sécurité, procédure que rendrait automatique la reconnaissance par l’AIEA du « viol de ses engagements internationaux » par l’Iran. Le 26 novembre 2003, au terme d’une conférence extraordinaire houleuse au siège de l’Agence, un compromis est trouvé entre Washington et ceux qui veulent épargner à Téhéran une mise en accusation devant le Conseil de sécurité, principalement Paris, Londres et Berlin – lesquels avaient envoyé leurs émissaires dans la capitale iranienne pour régler le différend. Reconnu coupable de mensonge par omission, l’Iran accepte cependant, en signe de bonne volonté, de signer, le 18 décembre, le protocole additionnel. Désormais, des visites d’inspection inopinées pourront avoir lieu sur son territoire. Tripoli lui emboîte le pas dès le lendemain.
« La Libye a engagé ce processus pour rejoindre la communauté des nations », a déclaré le président américain George W. Bush. Quelle plus belle justification a posteriori de la guerre en Irak que cette reddition diplomatique libyenne ? Washington a en effet beau jeu de claironner que seule la force employée à Bagdad a permis ce retournement de Tripoli. L’AIEA ne serait-elle qu’une caisse de résonance des desiderata américains ? Ceux qui soupçonnent les spécialistes viennois d’être téléguidés par les États-Unis se plaisent à rappeler que son directeur cairote est parti terminer ses études de droit à New York et qu’il y a travaillé de nombreuses années comme ambassadeur d’Égypte auprès de l’ONU avant de rejoindre l’AIEA. Lorsque le Suédois Hans Blix quitte la direction de l’agence en 1997 après quatre mandats, Washington apporte même son soutien à la candidature de Mohamed el-Baradei.
Six ans plus tard, force est de constater que le patron de l’AIEA se montre beaucoup moins docile que ne l’escomptaient certains. « Les cinq puissances nucléaires officielles [Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni et Russie], clame-t-il, devraient envoyer un message fort pour dire que l’arme nucléaire n’est utile ni pour la dissuasion ni pour le combat. Malheureusement, quand on voit que le Congrès débloque des millions de dollars pour la recherche sur les minibombes nucléaires, le message qui émane des États-Unis est contre- productif. » Baradei ne se prive pas non plus de dire tout haut ce qu’il pense des « frappes préventives » américaines. Pour beaucoup, à l’instar de Javier Solana, haut représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère, « le cas libyen prouve à l’évidence que la diplomatie peut l’emporter en matière de lutte contre la prolifération des armes nucléaires, biologiques et chimiques ».
Dernier cheval de bataille de cet infatigable traqueur de laboratoires secrets, l’arsenal nucléaire des États non signataires du TNP, comme l’Inde, le Pakistan ou Israël, lequel posséderait pas moins de deux cents ogives nucléaires. « Il faut débarrasser le Moyen-Orient des armes de destruction massive [ADM], martèle Mohamed el-Baradei. Sinon, les pays de la région seront continuellement incités à mettre au point de nouvelles ADM pour arriver au niveau de l’arsenal israélien. » Et d’ajouter : « Au Moyen-Orient, il y a un sentiment de frustration et d’impuissance. Les gens estiment qu’il y a deux poids deux mesures et que ça ne peut pas durer. Je suis d’accord. »
Aujourd’hui, près de 30 000 ogives nucléaires seraient réparties à travers le monde. « Au bout du compte, je voudrais voir les armes de destruction massive devenir un tabou absolu, comme le génocide ou l’esclavage, affirme Baradei. Si nous voulons épargner à la prochaine génération le fléau d’un nouveau siècle de guerre au cours duquel l’humanité pourrait s’autodétruire, nous n’avons pas le choix. »

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