Le voile de la discorde

Exigée par tous à la rentrée, la loi interdisant le port du foulard islamique à l’école est maintenant largement contestée. Et pas seulement par les forces religieuses.

Publié le 12 janvier 2004 Lecture : 5 minutes.

C’est ce qu’on appelle familièrement « se tirer une balle dans le pied », et c’est une spécialité française. À savoir l’extraordinaire capacité de ce pays, et surtout de sa classe politique, d’exiger, d’une même voix, une réglementation et, celle-ci à peine élaborée, de n’en plus vouloir, ou presque. Au fond, les Français, qui aiment à se quereller et à débattre, détestent le consensus. Ils ont peu de sens civique et n’ont le goût du rassemblement que dans les circonstances d’exception. Souvent ils se chamaillent et mettent en pièces ce qu’ils ont réclamé. Ainsi du projet de loi contre le port du voile islamique à l’école.
Exigée par tous à la rentrée devant la prolifération du foulard dans les établissements scolaires, conforme à une autre habitude française selon laquelle tout problème doit être résolu par une loi, décrétée cas d’urgence, sommée, par le président de la République, d’être rapidement applicable, la disposition est maintenant largement contestée. Non seulement par les communistes, qui n’ont pas encore défini leur position, et par les socialistes, divisés sur l’opportunité d’un texte après y avoir été favorables, au point que certains se réfugient désormais dans le mot d’ordre obscur : « ni voile ni loi ». Non seulement par une partie de la droite, qui voudrait étendre l’interdiction au port de signes politiques – ce qui est refusé par le gouvernement – et une autre pour qui, comme le Parti socialiste (PS), le mot « visible » est préférable à celui d’« ostentatoire » afin de qualifier les signes d’appartenance religieuse.
Mais aussi par plusieurs forces religieuses françaises. Ainsi les cardinaux grondent, jugeant la riposte de l’État excessive et redoutant une laïcité offensive, à l’opposé de celle pratiquée depuis près d’un siècle en France. C’est pourquoi ils ont envoyé à Chirac une lettre cosignée avec les autorités orthodoxes et protestantes témoignant de leur inquiétude. Ainsi les organisations musulmanes sont divisées, et même celles qui avaient fini par accepter le principe d’une loi souhaitaient en négocier les modalités. Le recteur de la Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, également président du Conseil français du culte musulman (CFCM), a, par exemple, établi une liste d’aménagements possibles aux dispositions prévues, tout comme l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), plus radicale et moins prudente. Mais pour Chirac, le texte prévu n’est pas amendable. Ce scepticisme quant à l’efficacité de la prochaine loi est partagé par nombre de syndicats d’enseignants pour qui il restera difficile de juger ce qu’est un signe tombant sous l’interdiction. Il n’empêche que si la réserve prédomine, le refus d’une loi n’est pas majoritaire. Car personne ne veut apparaître cautionner un fondamentalisme aux méthodes si souvent condamnées.
Pour le pouvoir, le texte doit pouvoir être appliqué dès la prochaine rentrée scolaire, en septembre 2004. Rédigé par le ministre de l’Éducation nationale sous le contrôle strict de l’Élysée, il est actuellement soumis au Conseil d’État, qui doit donner son avis d’un point de vue juridique. Il sera ensuite présenté, le 28 janvier, au Conseil des ministres, puis les députés s’en saisiront dès le début de février. Ils n’auront guère la possibilité de l’aménager, le gouvernement étant décidé à rejeter toute modification d’importance et souhaitant que le texte voté reste clair et court. Aujourd’hui, volontairement bref, ce dernier indique que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, les signes et tenues qui manifestent ostensiblement l’appartenance religieuse des élèves sont interdits ». Ainsi l’a voulu Chirac. Tout comme il a exigé que l’affaire ne traîne pas. Pour trois raisons au moins. D’abord, il considère que son discours de décembre traitant de la laïcité, discours de haute tenue et approfondi, a défini les ambitions françaises sur le sujet. Comme il l’a répété dans son allocution de voeux, la laïcité d’aujourd’hui doit être « ouverte, généreuse et porteuse d’harmonie entre tous les Français ». Ensuite, il sait que ses concitoyens, y compris la majorité des musulmans, sont favorables à une réglementation. Enfin, il estime que l’opinion réclame, dans ce domaine comme dans d’autres, une action rapide et efficace de l’État. Sinon, c’est prendre le risque, à quelques semaines des élections régionales, de laisser le terrain libre aux extrémistes comme le Front national. En ce sens et a contrario, pour ses conseillers, la manifestation prévue le 17 janvier à Paris contre « la loi d’exception », selon les termes de ses organisateurs islamistes, démontrera à l’opinion la nécessité d’un texte et témoignera de la fermeté gouvernementale face à l’activisme intégriste.
La bataille du voile, vue de l’Élysée, a peut-être négligé un élément : la réaction, parfois très violente, qu’a suscitée le choix français dans le monde musulman, particulièrement dans les pays arabes. Certes, quelques voix se sont élevées pour estimer que le voile n’était pas une obligation religieuse. Le président algérien, Abdelaziz Bouteflika, a affirmé que la laïcité était un facteur de progrès des sociétés arabes, et le recteur d’Al-Azhar, autorité de l’islam sunnite, a accepté de considérer qu’il s’agissait d’« une affaire intérieure française », apportant ainsi une caution implicite à la décision. Mais ailleurs, quel tollé ! Que l’hostilité émane de mouvements politico-religieux tels que les Frères musulmans, d’organismes officiels, d’oulémas ou de muftis, que les protestations proviennent d’Iran, du Liban, de Bahreïn ou d’Égypte, partout l’indignation a été identique : la loi est jugée « raciste » et attaquant l’islam. Pourtant, quelques chefs d’État et de gouvernement arabes, sondés avant que le choix français ne soit connu, n’avaient pas été choqués par celui-ci. Ou, du moins, n’avaient pas manifesté d’hostilité. Aussi l’ampleur de cet écho très négatif a-t-elle quelque peu surpris Paris. Et l’Élysée, après un temps d’attente, a enjoint à ses ambassadeurs de contrer l’offensive en expliquant sans relâche la position française.
Un ancien conseiller de Chirac va plus loin : « Nous avons ruiné le crédit que notre attitude sur l’Irak nous avait apporté », assure-t-il. Ce n’est évidemment pas l’avis du gouvernement français, qui souligne, en privé, que le monde musulman dans son ensemble, et le Maghreb en particulier, n’a pas dénoncé la position française et que les protestations ont été surtout le fait d’organisations islamistes radicales, voire de pays minés par le fondamentalisme.
Reste les propos des Anglo-Saxons, notamment les États-Unis, qui, eux aussi, ont fait savoir leur hostilité au nom des libertés individuelles qui seraient bafouées par la laïcité à la française. « Chaque personne devrait pouvoir mettre en pratique sa religion et ses convictions sans ingérence du gouvernement du moment qu’elle le fait sans provocation ni intimidation », a déclaré le département d’État. Paris se soucie moins de ces remontrances-là, en rappelant le différend global avec Washington. « Ces critiques laissent rêveur, soupire un diplomate, quand on se souvient de Bush menant la guerre contre le terrorisme au nom de la lutte du Bien contre le Mal et plaçant son combat contre l’Irak sous le signe de Dieu. »

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