Le grand bluff

Il apparaît de plus en plus que la renonciation « historique » de Tripoli aux armes de destruction massive ressemble fort à un marché fictif.

Publié le 12 janvier 2004 Lecture : 3 minutes.

A Hollywood comme en matière de relations internationales, les Américains ont un faible pour les séries. Après Rumsfeld contre Blix et la campagne d’intox sur le sinistre arsenal létal de Saddam Hussein, voici à l’affiche Rice contre Baradei et le grand bluff des armes de destruction massive (ADM) libyennes.
Jeudi 8 janvier à Londres, des experts et hauts fonctionnaires britanniques, américains et libyens se sont rencontrés en toute discrétion afin d’évaluer les premiers progrès accomplis par ces derniers dans l’identification et la destruction de leur supposé stock d’ADM. Particularité de cette réunion : l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA), que dirige Mohamed el-Baradei, en a été exclue. À l’instar du Suédois Hans Blix avant l’invasion de l’Irak, l’Égyptien Baradei a en effet le tort, aux yeux de Washington, d’appeler les choses par leur nom : pour l’essentiel, les ADM de Kadhafi ne sont que des pétards mouillés et son programme nucléaire militaire n’en est qu’au stade des intentions (lire aussi pp. 28-29).
Diplomatiquement formulé à l’issue d’une visite à Tripoli fin décembre, ce constat politiquement incorrect a eu le don d’irriter la toute-puissante conseillère de George Bush pour la Sécurité nationale, Condoleezza Rice – qui l’a fait savoir à l’intéressé -, mais aussi, différence notable avec l’Irak, les dirigeants libyens eux-mêmes. Il apparaît en effet de plus en plus que la renonciation « historique » aux ADM formulée le 19 décembre par le ministre libyen des Affaires étrangères et claironnée à grands coups de trompettes de la victoire par Bush et Blair ressemble fort à un marché fictif, vendu et acheté par les protagonistes pour des raisons qui leur sont propres. D’où que l’on s’informe en effet – services de renseignements occidentaux, experts militaires, rapports spécialisés -, la panoplie libyenne a toutes les allures du tigre de papier. Certes, la Jamahiriya dispose de stocks non négligeables de gaz moutarde et innervant susceptibles d’armer des bombes aéroportées. Mais, en l’absence de missiles appropriés, les avions de fabrication soviétique en service dans l’armée de l’air libyenne capables de les larguer sont peu nombreux, peu entretenus et pour la plupart obsolètes. Certes, la Libye possède quelques missiles balistiques classiques de type Scud B et C, mais l’aptitude de leurs servants à les maîtriser paraît aléatoire ; leur unique utilisation, en 1986, contre la Crète et quelques îles italiennes s’est soldée par un échec : ils ont manqué leurs cibles. Quant au programme de fabrication d’une bombe atomique, il en était, à la veille du 19 décembre, « au state initial », selon les mots mêmes de Mohamed el-Baradei – autant dire irréalisable avant, au mieux, une quinzaine d’années. La volonté libyenne d’aboutir en ce domaine était pourtant réelle pendant les années 1980. À l’époque, Tripoli importa de Moscou un petit réacteur (qui tomba rapidement en panne) et quelques grammes de plutonium, avant de sombrer à grands frais dans l’arnaque au mercure rouge – une substance de contrebande aussi inefficace qu’onéreuse vendue sous le manteau par les Soviétiques à plusieurs pays arabes et qui est au nucléaire ce que le placebo est au médicament. Plus récemment, la Libye s’est procuré une douzaine d’ultracentrifugeuses made in Malaysia (à titre de comparaison, l’Iran en possède plusieurs centaines), installées dans des hangars et des garages de la banlieue de Tripoli. Un matériel basique qui ne sert à rien sans mise au point du cycle d’enrichissement de l’uranium. Or les Libyens ne possèdent toujours pas un tel savoir-faire, en dépit des leçons dispensées par quelques scientifiques pakistanais. Reste donc l’accessoire : en bricolant ainsi, la Libye, tout comme l’Irak, contrevenait tout de même aux dispositions du Traité de non-prolifération (TNP) dont elle était signataire depuis des lustres. Un prétexte aussi dérisoire pour déclarer une guerre que pour chanter victoire…
Obstinée, la vérité ne tarde heureusement jamais à apparaître. Les Américains ont d’ores et déjà rapatrié d’Irak près de la moitié de leurs inspecteurs militaires chargés de traquer, depuis neuf mois, la moindre trace d’ADM. Ils sont rentrés bredouilles, mettant à nu le plus gros mensonge de ce début de millénaire. Le bluff libyen, lui, est à analyser dans ce contexte. Commis avec la complicité active des dirigeants de Tripoli, qui ont tout intérêt à maximiser leur capacité de nuisance afin de tirer le plus grand bénéfice de leur reddition, il permet à Washington et à Londres d’occulter en partie les peu glorieuses manipulations irakiennes. C’est sans doute ce que l’on appelle une arme d’intoxication massive…

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