Le ciel africain est-il dangereux ?

Plusieurs accidents d’avions gravissimes ont endeuillé l’année 2003. Loi des séries, défaillances techniques ou négligences humaines ?

Publié le 12 janvier 2004 Lecture : 9 minutes.

Le ciel africain s’est tellement assombri ces dernières semaines que la sécurité de la navigation aérienne est à nouveau au centre des débats. Et des peurs inavouées des passagers. À Cotonou, c’est le crash d’un Boeing 727 qui a ouvert le bal tragique, le 25 décembre. Manifestement en surcharge (plus de 8 tonnes, selon les premières informations), l’appareil devait effectuer la liaison Conakry-Cotonou-Beyrouth-Dubaï. Il n’est pas parvenu à décoller et s’est abîmé en mer. Bilan : 135 victimes, dont une grande majorité de Libanais rentrant chez eux pour les fêtes de fin d’année. On a découvert à cette occasion l’existence d’une petite compagnie de droit guinéen (mais dont les capitaux sont libano-guinéens), qui a repris le sigle UTA (Union des transporteurs africains). Et appris que le Boeing en question avait, dans le passé, navigué dans les cieux américains (American Airlines) et afghans (Ariana).
Le 3 janvier, un avion de la compagnie charter égyptienne Flash Airlines, créée il y a neuf ans, disparaît dans la mer Rouge. Le vol avait été affrété par des tour-opérateurs français. Encore un Boeing, cette fois un 737-300, beaucoup plus récent que l’aéronef libano-guinéen, mais dont la maintenance est, depuis deux ans, sujette à caution. Les autorités suisses ont ainsi interdit à la compagnie leur espace aérien.
Pour faire bonne mesure, un avion de la compagnie sénégalaise Sunuair est, au même moment, bloqué à Bamako par les autorités maliennes, qui mettent en cause la qualité de sa maintenance. Tandis que la compagnie Eagle Aviation, mise en redressement judiciaire, laisse en rade plus de mille passagers à Dakar. Et que l’Airbus de sa filiale Air Togo est immobilisé à Roissy pour cause de factures impayées. Une accumulation de mauvaises nouvelles qui relance les interrogations quant à la sécurité de la navigation aérienne en Afrique, certains allant jusqu’à jeter l’opprobre sur toutes les compagnies du continent.
« L’Afrique est la seule région du monde où n’importe qui, ou presque, peut, moyennant une « enveloppe », lancer une compagnie, l’immatriculer et voler », s’indigne un ancien pilote d’Air Afrique. « Faux », rétorque le Mauritanien Ahmed Salem Ould Lab, représentant en France de l’Agence pour la sécurité de la navigation aérienne en Afrique et à Madagascar (Asecna). « Dans l’espace aérien des dix-sept pays représentés au sein de notre agence, la sécurité est conforme aux standards internationaux. Pour ce qui concerne la navigation, nous pouvons nous comparer aux meilleurs. »
Certes, mais l’Asecna se borne à assister les appareils dès leur entrée dans son espace aérien, puis à les accompagner dans leurs opérations d’atterrissage et de décollage. En d’autres termes, l’essentiel, en matière de sécurité, lui échappe : ce sont en effet les autorités de l’aviation civile dans chacun des pays concernés qui délivrent les licences aux compagnies et les certificats de navigabilité aux avions. Chaque État est souverain en la matière. « Sur ce point, nous avons fait des progrès, précise Ould Lab, qui ne nie toutefois pas le problème. La majorité des pays a en effet conclu des contrats avec le bureau français Veritas, auquel ils ont confié la réalisation de ces contrôles techniques. Le seul problème concerne les pays qui n’ont pas conclu ce type d’accords. » L’ennui est que la liste est plutôt longue. Quatre pays – la RD Congo la Centrafrique, la Guinée et l’Angola – figurent en effet dans la « zone rouge ». Il s’agit de contrées en permanence au bord du chaos. Voire plongées en pleine anarchie. L’an dernier, un Boeing 727 a ainsi carrément « disparu » après son décollage de l’aéroport de Luanda. Depuis, sa trace n’a pas été retrouvée avec certitude.
En RDC, les accidents ont été nombreux, ces dernières années. En mai 2003, à mi-chemin entre Kinshasa et Lubumbashi, la porte ventrale d’un Iliouchine 76 a, par exemple, explosé. Plus de deux cents passagers ont été précipités dans le vide, à plus de 2 000 m d’altitude. C’est du reste dans ce même pays que s’est produit le plus grave accident de l’histoire de l’aviation africaine : le 8 janvier 1996, un Antonov (en surcharge) piloté par trois Russes n’est pas parvenu à décoller de l’aéroport Ndjili, à Kinshasa, et s’est écrasé sur un marché populaire construit… dans le périmètre de sécurité ! Bilan officiel : 365 morts. En réalité, plus de 700. Plusieurs dizaines de personnes ont été déchiquetées par les hélices ou écrasées par l’appareil.
La Centrafrique n’est pas mieux lotie. Il y a cinq ans, le président Ange-Félix Patassé se rend à Libreville pour assister à un sommet de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC). Arrivé à l’aéroport, il découvre avec stupeur un appareil portant le logo Air Centrafrique. Une compagnie totalement inconnue au bataillon ! Après enquête, il apparaît que des fonctionnaires centrafricains corrompus ont délivré à la mystérieuse compagnie toutes les autorisations nécessaires, alors qu’elle n’a jamais eu aucune existence dans le pays.
« La Centrafrique et l’ex-Zaïre sont des cas à part », argumente Christian Folly-Kossi, le secrétaire général de l’Association des compagnies aériennes africaines (Afraa), qui préfère ne pas évoquer les pays en guerre (ou en « sortie de crise »). Selon lui, « l’aviation est la seule industrie au monde où les règles sont les mêmes pour tous et sont supervisées par un organisme unique : l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI). En Afrique comme ailleurs, car même la pauvreté ne saurait justifier le non-respect du droit. »
2003 a été, sur ce plan, une année noire en Afrique. Outre les accidents déjà mentionnés, il y a également eu le crash d’un appareil d’Air Algérie à Tamanrasset (103 morts) – il s’agit, il est vrai, de l’unique accident de l’histoire de la compagnie – et celui d’un avion de Sudan Airways, à Khartoum (116 morts). En revanche, seuls trois crashs d’envergure ont eu lieu sur le continent, en 2002 : Egyptair, à Tunis (14 morts) ; New Gomair, à Bangui (23) ; et EAS Airlines, à Kano (148, dont la moitié au sol). Le bilan mondial, cette même année, a été de vingt-quatre accidents graves.
Reste que le taux de catastrophes aériennes en Afrique est cinq fois supérieur au taux mondial, alors que le continent ne représente qu’une infime partie du trafic. Une réalité qui a le don d’irriter Folly-Kossi. « Certains transporteurs, dit-il, dénoncent le manque de sécurité dans l’espace aérien nigérian, qu’ils qualifient volontiers de « jungle ». Comment, dans ces conditions, expliquer alors que des ténors comme British Airways, Virgin ou Air France assurent trente-sept vols par semaine en direction de ce pays ? Sont-ils inconscients au point de mettre en danger la vie de leurs passagers et de leurs équipages ? » Sans doute, mais l’anarchie règne bel et bien dans le ciel nigérian. « Nous nous heurtons à de sérieux problèmes pour communiquer avec les tours de contrôle en raison de l’accent épouvantable de nombreux techniciens, déplore un pilote français. Même les Anglais ont parfois du mal à les comprendre, alors, imaginez les Ukrainiens ou les Kazakhs ! Du coup, nous sommes contraints de nous rabattre sur une fréquence d’autocontrôle (la 126.9). » Interrogée sur ce point, Air France, pourtant leader incontesté du transport aérien en Afrique (trente-trois dessertes), se refuse à tout commentaire, se bornant à renvoyer les journalistes trop curieux vers les directions locales de l’aviation civile.
Même attitude hermétique de la part du bureau Veritas, dont le monsieur Afrique, Paul Berraud, basé à Dakar, se contente d’indiquer que sa société « ne travaille pas en Guinée et qu’elle est sur le point de se retirer de Centrafrique ». Un silence regrettable dans la mesure où Veritas « couvre » une bonne moitié du ciel africain : il a notamment conclu des contrats avec le Sénégal, le Mali, la Côte d’Ivoire, le Tchad, le Bénin, le Togo, le Maroc ou encore la Mauritanie. Ce mutisme contribue d’ailleurs à alimenter les rumeurs les plus folles. Or, si l’on s’en tient aux seuls vols réguliers, le ciel africain n’est pas plus dangereux que celui des États-Unis ou de l’Amérique latine, comme le confirme Zouhair Al Aoufir, le patron d’Air Sénégal International : « Dans toute la zone couverte par notre compagnie, la sécurité est optimale, y compris dans les pays non membres de l’Asecna comme la Guinée. À Dakar, les autorités viennent de durcir les règles de sécurité et ont créé une nouvelle structure, l’Aviation civile du Sénégal (ACS), qui élargit leur domaine d’intervention. De plus, tous nos appareils sont équipés d’un module T-CAS (Trafic-Collision Avoiding System), qui offre encore plus de sécurité à nos pilotes. »
Qu’on le veuille ou non, toute catastrophe rejaillit négativement sur l’ensemble des compagnies aériennes africaines. Elle influe, par exemple, sur la perception du niveau de risque par la clientèle. Pourtant, en ce domaine, les responsabilités sont clairement définies : elles sont intégralement du ressort des États, qui délivrent les autorisations, gèrent les aéroports (directement ou par le biais de concessions aux privés), vérifient les qualifications des pilotes et des navigants et, last but not least, sont censées vérifier que tous les appareils pénétrant dans leur espace aérien sont en excellent état de marche.
Dans les systèmes sud-africain, marocain et tunisien – qui fonctionnent très bien -, la sécurité est assurée par un binôme constitué des Directions de l’avion civile (DAC) et des offices chargés des aéroports. Mieux, dans les deux premiers pays, les compétences existent pour assurer la maintenance des avions de la dernière génération. Certaines compagnies, nord-américaines notamment, font même réviser leurs appareils à Casablanca. Ailleurs, deux problèmes de taille subsistent.
Le premier concerne l’existence d’un véritable trou noir au-dessus de la forêt équatoriale. Dans cette zone grossièrement circulaire qui englobe une partie du nord de la RD Congo, du nord-est du Congo-Brazza et du sud-est de la Centrafrique, les appareils sont livrés à eux-mêmes et contraints de naviguer à vue, sans assistance au sol. Cette dangereuse anomalie est régulièrement dénoncée par les compagnies et les pilotes, surtout ceux de South African Airways, mais ni les États ni l’Asecna n’ont pour l’instant réagi. Fort heureusement, les pilotes disposent depuis cinq ans de systèmes de navigation embarqués (GPS).
Le second problème est un peu l’héritage empoisonné de la défunte Air Afrique (qui, pour sa part, n’a jamais eu à déplorer le moindre accident en quarante ans d’existence). Si la période qui a suivi la disparition de la compagnie a été convenablement gérée en Côte d’Ivoire, au Burkina et au Sénégal, il n’en a pas été de même dans les autres pays, où l’on a vu apparaître des enseignes qui, très souvent, n’ont eu qu’une existence météorique. Dans le même temps, les Directions de l’aviation civile des différents pays ont recouvré la gestion des droits de trafic, ce qui a fait d’elles de véritables « centres de profit » ! Désormais, se rendre au Tchad, au Niger, en Guinée ou en Centrafrique à partir d’un pays africain relève souvent du parcours du combattant. À moins d’accepter de passer par Paris et de remplir un peu plus les caisses d’Air France. Ou de faire confiance à des opérateurs comme Eagle Aviation, une compagnie basée à Saint-Nazaire et qui appartient à Manuel et Catherine Garbaccio. Grâce à deux Airbus A-310 acquis en leasing et immatriculés en France, Eagle assure des liaisons pour le compte d’une demi-douzaine de compagnies parmi lesquelles Air Togo, Afrique Airlines (une compagnie charter béninoise), Burkina Airlines (charter), Eagle Aviation Djeddah (une compagnie de droit saoudien), etc. Un bien lourd plan de charge pour deux malheureux appareils !
« Nous avons effectivement eu droit à de belles surprises en la matière, reconnaît Ould Lab, mais seules les compagnies bien gérées et adossées à un opérateur de premier plan survivront, car c’est la loi du marché aérien. » D’où l’intérêt d’un projet actuellement en gestation en Afrique de l’Ouest et centrale. Il s’agit de créer une nouvelle structure multinationale, les « Autorités aéronautiques africaines et malgaches de l’aviation civile (AAAMAC), appelée, à terme, à prendre le relais des directions nationales. « Le ciel africain sera alors sûr à plus de 95 % », lance un responsable de l’Asecna. Vraiment ?

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