Jean-Bertrand Aristide

Après avoir incarné l’espoir, le président d’Haïti apparaît aujourd’hui comme un dictateur à bout de course.

Publié le 12 janvier 2004 Lecture : 6 minutes.

« Bonne année, bonne année… » Les voeux sont martelés cinq fois de suite. Massés dans la cour du Palais national pour célébrer, en ce 1er janvier 2004, l’entrée d’Haïti dans l’année du bicentenaire de son indépendance, les partisans spontanés ou soudoyés du président Jean-Bertrand Aristide exultent. Ils ont compris le message : leur « coq » n’entend pas abandonner la gaguère (arène où ont lieu les combats de coqs en Haïti) devant l’avancée de l’adversaire. Mieux, il compte aller jusqu’au bout de son mandat de cinq ans.

Depuis plusieurs mois, en effet, l’ex-prophète des bidonvilles, arrivé au pouvoir en février 2001, fait face à une grave crise politique dont l’ampleur n’a cessé de croître au fil des jours. Un vent de fronde issu de l’opposition et d’associations émanant de la société civile, réunies sous l’appellation de « Groupe des 184 », pourrait le contraindre à démissionner avant la fin de son second mandat, en février 2006. Parti de Port-au-Prince, il a gagné les grandes villes du pays et paralysé les fêtes de fin d’année. Mot d’ordre : « Nou pap bwè soup premye janvye a ak Aristid. » En d’autres termes, ils réclament la démission d’Aristide avant le jour de l’an et la traditionnelle soupe au potiron.
Au départ, le président minimise le mouvement, au vu de son origine bourgeoise, allant jusqu’à en qualifier les partisans d’infime minorité. C’était compter sans la hargne de ses adversaires, qui, à force de multiplier les manifestations, ont réussi à entraîner avec eux les étudiants de la capitale et une partie de la classe moyenne, frustrée par le blocage économique du pays depuis l’avènement d’Aristide II. Les milliers de manifestants prennent l’habitude de défiler aux cris de : « Si c’est ça, la minorité, Aristide ne sait pas compter ! » De leur côté, la police et les « chimères », les hommes de main à la solde du pouvoir, chargent systématiquement, laissant au passage des dizaines de morts et des centaines de blessés par balles. Gonaïves, la « cité de l’indépendance » destinée à accueillir une des deux cérémonies commémoratives du bicentenaire, témoigne bien de la dureté des affrontements entre forces de l’ordre et pro-Lavalas, le parti du président, d’un côté, et manifestants anti-Aristide, de l’autre. Ainsi, au soir du 24 décembre dernier, après trois mois de violences, le bilan vérifié des victimes pour cette seule ville, la troisième du pays, se montait à 33 morts et 85 blessés par balles.

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Dès lors, les voix s’élèvent d’un peu partout pour condamner les violations répétées des droits de l’homme, dans la foulée de la mise en garde des États-Unis, qui manifestent leur désapprobation en fermant leur ambassade à Port-au-Prince. Voilà donc Aristide mis au ban de la communauté internationale. La plupart des chefs d’État étrangers, dont la venue était pourtant attendue dans la capitale d’Haïti, boudent la célébration du bicentenaire de l’indépendance. Seul le Sud-Africain Thabo Mbeki y assistera. Les autres s’étant fait représenter par leurs ambassadeurs ou par une délégation restreinte. C’est devant un parterre pauvre en personnalités étrangères de poids et dans un pays divisé, secoué par des tirs d’armes automatiques, que le président Aristide fête « son » bicentenaire.

Pourtant, il y a peu encore, tout le gotha international serait accouru à Port-au-Prince. Il était alors de bon ton de se faire photographier aux côtés du petit père du peuple, auxquels plus d’un aurait voulu décerner le prix Nobel de la paix. Né lui-même dans une famille modeste du sud-ouest d’Haïti, le 15 juillet 1953, le jeune Aristide fait ses études primaires chez les frères salésiens de Don Bosco. Communauté qu’il intègrera après son ordination comme prêtre en 1982. Déjà, il cultive ce goût du lyrisme qui fera sa fortune auprès du petit peuple. Peaufine l’art de la mise en scène et enveloppe des homélies au vitriol dans une voix faussement douce. Son physique plutôt frêle achève d’en faire quelqu’un à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Du haut de la chaire, toutefois, il se transforme. Se fond en imprécations. Dans un pays coutumier des métamorphoses soudaines, sous l’emprise des dieux du vaudou, elles le parent d’une auréole d’authenticité. Le pouvoir de Baby Doc en prend cependant ombrage. Ses supérieurs lui interdisent de confondre l’autel avec une tribune politique, avant de l’éloigner à Montréal, au prétexte d’un « recyclage pastoral ». Il sera de retour en octobre 1985, juste à temps pour assister à la révolution de février 1986 et à la chute, après trois décennies de règne, de la maison Duvalier.
Sa nomination à l’Église Saint-Jean-Bosco, près du bidonville de la Saline, l’aidera à construire sa légende d’apôtre des humbles. C’est de là qu’il lance sa croisade contre les nantis et leurs valets politiques, distribue les mauvais points à tour de bras : « Le gouvernement mérite qu’on lui colle zéro pour justice, zéro pour sécurité, un pour nettoyage. » On est en 1988. Les militaires, qui ont pris le relais et goûté à leur tour aux délices du pouvoir, jouent les prolongations. Ses homélies, désormais très courues à Port-au-Prince, sont relayées dans le pays par les Ti Komite Legliz (TKL), organisations catholiques de base. Tous l’applaudissent, sauf les militaires, qui tentent de l’éliminer à maintes reprises… Et ses supérieurs, qui l’expulsent de l’ordre des Salésiens. Deux ans plus tard, quand il se présente à la présidentielle, il est élu haut la main. L’homme continue cependant de faire peur. C’est ainsi qu’un coup d’État militaire, financé, dit-on, par une partie de la bourgeoisie haïtienne, l’envoie en exil le 30 septembre 1991. Mais Bill Clinton le ramène au pays en 1994, sous la pression d’un formidable élan de solidarité internationale.

La Constitution lui interdisant de briguer un deuxième mandat consécutif, son ancien Premier ministre, René Préval, occupera sa place au Palais national entre 1996 et 2001. Lui tire les ficelles dans l’ombre. Dans l’intervalle, il renoncera à la prêtrise pour épouser une avocate américaine d’origine haïtienne rencontrée aux États-Unis. C’est là qu’il aurait pris goût au luxe et au pouvoir, d’après ses détracteurs, qui lui prêtent une fortune colossale, fruit de malversations et de ses accointances avec des barons de la drogue. Tout cela reste, bien sûr, à prouver. Cela dit, l’homme qui revient au pouvoir en février 2001 n’a plus rien à voir avec l’ex-adepte de la théologie de la libération. Ses fréquentations laissent à désirer. Ainsi, le 17 juin 2003, des agents américains arrêtent Jacques Ketan, un gros trafiquant de drogue, parrain d’une des filles d’Aristide. De plus, il est coupé de sa base, dont le sort désormais semble peu l’intéresser. La plupart de ses collaborateurs démissionnaires s’enfuient à l’étranger, par peur de représailles. L’homme, disent-ils, est vindicatif, égocentrique et autoritaire. Il n’accepte jamais de négocier que le dos au mur. Quand, finalement, il semble lâcher du lest, ce sont ses adversaires qui réclament son départ sans condition. D’où l’impasse dans laquelle se trouve Haïti.

La difficulté réside aussi dans une opposition dont le discours ne porte pas au niveau national. Longtemps effacés, les leaders politiques ont pris le train de la contestation en marche pour tenter de se relancer. Le Groupe des 184 ? L’origine bourgeoise de son leadership peine à le rendre crédible aux yeux du petit peuple. Celui-ci n’arrive pas à lire cet intérêt soudain des élites pour son sort. De là sans doute sa faible mobilisation. De plus, la lutte quotidienne pour la survie lui laisse peu de temps et d’énergie pour manifester sa déception de cet Aristide II. Tout se passe comme s’il était un spectateur indolent du combat qui se livre en son nom. Quant à la communauté internationale, il y a longtemps qu’Aristide l’a désignée à la vindicte populaire pour n’avoir pas débloqué les fonds qui auraient servi à financer les projets de l’État haïtien. Par ailleurs, la France s’est vu réclamer pas moins de 22 milliards de dollars au titre du remboursement – intérêts compris – de la somme versée par Haïti au roi Charles X, pour prix de la reconnaissance de son indépendance.
En attendant, les affrontements continuent. Le 7 janvier, ils ont fait deux morts et une trentaine de blessés. Et Aristide est passé du statut de messie, qui incarnait l’espoir de toute une nation, à celui de démon, dont une partie non négligeable de la population veut se défaire.

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