[Tribune] De quoi la « francophobie africaine » est-elle vraiment le nom ?
Pour avoir publiquement exprimé son étonnement et son émoi face à la « montée d’un sentiment anti-français en Afrique », le président Emmanuel Macron soulève une interrogation qui mérite que l’on s’y arrête.
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Ousman Blondin Diop
Ancien diplomate auprès de l’Unesco, membre du PS sénégalais
Publié le 7 avril 2021 Lecture : 4 minutes.
En décembre 2019, Emmanuel Macron exprimait publiquement son émoi et son étonnement face à la montée d’un sentiment anti-français en Afrique. Les raisons de la perplexité du président français ? L’ouverture des débats autour de la fin du franc CFA et l’engagement militaire de Paris au Sahel, en dépit du lourd tribut payé par l’Hexagone à cette guerre contre le terrorisme. Si la stupéfaction du numéro un français paraît compréhensible à bien des égards, elle pose néanmoins question et mérite qu’on s’y arrête.
Déconvenues orchestrées par la France
Tout se passe comme si Emmanuel Macron, dirigeant politique de la jeune génération, n’avait pas pris la mesure du désenchantement des pays du « pré carré » francophone depuis la dévaluation du franc CFA, en 1994. En effet, présentée et vendue aux opinions africaines comme une réforme visant à soutenir la production et à stimuler les exportations, cette dévaluation s’était matérialisée par une perte drastique de pouvoir d’achat au sein des populations, et avait été vécue comme un abandon de souveraineté des États concernés.
Pour les Africains, ces deux déconvenues étaient orchestrées par la France, retranchée derrière les institutions de Bretton Woods. Au lendemain de l’annonce de ladite dévaluation, des émeutes avaient éclaté au Sénégal et au Gabon contre une mesure qui, aux yeux des manifestants, allait aggraver les conditions de vie déjà précaires des populations les plus démunies.
Discours contradictoires
Ce choc monétaire intervenait par ailleurs dans un contexte de mondialisation néo-libérale prônant un modèle universel de production économique et financier. Or ce modèle allait contraindre dirigeants politiques et hommes d’affaires à des adaptations souvent douloureuses.
Aussi, pour prometteuse d’effets positifs à long terme qu’elle fût, la dévaluation du franc CFA allait faire naître des discours contradictoires à l’adresse de la France, oscillant entre désir de rupture et volonté de coopération, attraction et répulsion, puis accusations d’ingérence et de visées néocolonialistes.
Portés principalement par les élites africaines, notamment les commerçants et les chefs d’entreprises, ces discours ont gagné d’autres couches de la société et sont servis à l’envi dès lors qu’il s’agit d’exprimer un mécontentement plus général. On est bien en présence d’une forme de populisme. Seul manque un visage pour l’incarner, comme le fit avec talent en France, dans les années 1970, un certain Gérard Nicoud, leader de la « révolte des boutiquiers et travailleurs indépendants », en s’opposant aux taxes et en obtenant l’extension de la Sécurité sociale aux petits commerçants.
Revendication populiste radicale
En Afrique francophone, le sentiment anti-français s’est donc nourri au fil des années des promesses non tenues de la dévaluation de 1994 qui, en fin de compte, a coûté très cher aux petits revenus. Dans le même temps, elle a favorisé l’émergence d’une classe d’entrepreneurs plus jeunes et résolus à investir les secteurs économiques encore aux mains de sociétés à capitaux étrangers.
Une ferme volonté de rupture avec l’ancien système de mainmise française sur les secteurs clés des économies africaines
Le discours actuel a pris une tonalité différente de celui des années 1990. Il est l’expression d’une frustration, d’une revendication populiste plus radicale, au nom d’un certain patriotisme économique. Et le président Emmanuel Macron a raison de s’en inquiéter. Il ne s’agit point de « jeter les Français à la mer », mais d’aller à la conquête de secteurs économiques encore aux mains d’entreprises françaises.
Si la forme du discours reste populiste, la revendication, elle, est révélatrice d’une ferme volonté de rupture avec l’ancien système de mainmise française sur les secteurs clés des économies africaines.
Effet de miroir
En cela, ce discours s’adresse autant aux dirigeants français qu’aux leaders africains. C’est pourquoi il faut distinguer le sentiment anti-français « d’atmosphère » du véritable rejet de la France. Car, malgré des slogans ravageurs tels que « La France dégage » ou « Auchan dehors », la revendication essentielle des opinions africaines est de soustraire la relation Afrique-France à la dure loi du profit, Paris étant soupçonnée de s’effacer devant les intérêts des sociétés et groupes privés français.
Pour ne rien arranger, l’intense lumière médiatique projetée sur les leaders et idéologues de l’extrême droite française anti-immigration concourt, par effet de miroir, à l’exacerbation de ce sentiment ambiant en Afrique. Le passionnel prend alors le pas sur le rationnel et l’on court le risque de voir émerger, des deux côtés, des figures politiques prônant la rupture plutôt que la nécessaire invention d’un nouveau modèle de la relation.
La France et l’Afrique doivent mettre leur génie respectif au service d’une nouvelle forme de coopération, construite au sein d’une gouvernance mondiale. C’est ce que les générations montantes des deux continents attendent de leurs dirigeants actuels. Si ce chantier n’est pas ouvert, les populismes des deux côtés de l’Atlantique vaincront.
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