François Bozizé et le « culte du couteau »

Dix mois après son arrivée à la tête du pays, le chef de l’État est confronté à un double défi : mettre au pas les forces disparates qui l’ont aidé à prendre le pouvoir. Et trouver de l’argent pour redresser une économie sinistrée.

Publié le 12 janvier 2004 Lecture : 8 minutes.

« Si vous souhaitez formuler des voeux à l’égard de mon pays pour 2004, soyez pragmatique : de l’argent, encore de l’argent, toujours de l’argent… » À l’autre bout du fil, en ce mardi 6 janvier, le général François Bozizé sourit sans doute. Mais tout au long de l’entretien qu’il a eu ce jour-là avec J.A.I., le président centrafricain ne cessera de répéter l’éternelle antienne de cette République sinistrée : « Notre problème numéro un est financier, de là tout découle. » Dix mois après le coup d’État qui renversa Ange-Félix Patassé, les caisses sont toujours vides à Bangui. L’aide d’urgence fournie par les voisins d’Afrique centrale et par le grand frère chinois a permis de payer les salaires à terme échu jusqu’en août. Depuis, le fragile équilibre du Trésor centrafricain repose sur une collecte fiscale et douanière qui reste dérisoire, ainsi que sur les perfusions françaises, pour boucler ses fins de mois. Les négociations avec l’Union européenne butent encore sur la mise en place d’un calendrier clair de retour à l’ordre constitutionnel, et la première vraie visite d’une délégation conjointe FMI-Banque mondiale n’est pas attendue avant le mois de mai. Autant dire que cet adepte fervent du christianisme céleste, dont il est un des hauts dignitaires à l’Église Nouvelle-Jérusalem de Bangui, a besoin de toute sa foi pour y croire.
L’argent, nerf de la paix… Quelques centaines de millions de francs CFA suffiraient, il est vrai, à démobiliser, rééduquer et réinsérer l’essentiel des « libérateurs » et autres « patriotes », turbulent amalgame d’ex-rebelles des confins tchadiens, de militaires de l’armée régulière et de coupeurs de routes, qui ont fourni le gros des troupes de Bozizé lors de sa descente sur Bangui en mars 2003. Ces éléments mal contrôlés sont directement à l’origine de ce que l’archevêque de Bangui, Mgr Pomodimo, appelle « le culte du couteau » : la loi du racket, des bavures et des exactions. Si la sécurisation de la capitale est désormais « assurée à plus de 80 % », nous a affirmé le président, les porteurs de kalachnikovs auxquels se joignent parfois des membres des comités d’autodéfense et de la SERD (Section d’enquête, de recherche et d’investigation, service rattaché à la présidence) continuent de sévir sur l’axe routier vital qui mène au Cameroun. Peu ou mal formés, ces jeunes miliciens ont évidemment la détente facile, ainsi qu’ont pu s’en apercevoir à leurs dépens les habitants gbayas – l’ethnie du chef de l’État – du quartier de Boy-rabé, venus accueillir le 1er janvier la première dame Monique Bozizé en visite dans un centre de santé. Affolé par l’enthousiasme populaire, un garde du corps a tiré une rafale de semonce… au sol. Les balles ont ricoché dans la foule. Bilan, un adolescent tué, deux autres blessés.
Ces « patriotes », qui réclament le prix de leur victoire et se croient souvent tout permis en l’absence d’une police digne de ce nom et d’une armée structurée, constituent en outre une force aisément manipulable, à la merci d’aventuriers et de bailleurs de fonds occultes. Arrêtés le 23 décembre et incarcérés au camp De Roux, les frères Danzoumi et Sani Yalo s’apprêtaient-ils à perpétrer un coup d’État en s’appuyant sur ces desperados ? Le premier, colonel autoproclamé, est un personnage populaire auprès des « patriotes » alors que le second, homme d’affaires compromis il y a quelques années dans le scandale Zongo Oil (une fraude fiscalo-douanière portant sur 4 milliards de francs CFA), est un activiste notoire. Tous deux haoussas, proches des réseaux diamantaires musulmans de Centrafrique, ils ont été interpellés pour « port et usage illégaux d’armes de guerre ». Mais dans son entretien avec J.A.I., le président Bozizé s’est montré plus précis : « Je n’ai jamais rencontré Sani Yalo, en revanche je connais bien son frère Danzoumi. Ce dernier m’a rejoint au maquis un mois avant la libération de Bangui. Il s’est ensuite nommé colonel, a commencé à rouler des mécaniques et s’est rapidement cru au ciel. Je l’ai mis en garde. J’ai fait ramasser chez lui une quinzaine d’armes que je détiens toujours. Mais il a récidivé. Avec son frère, ils ont infiltré les « patriotes », tenté de manipuler certains éléments de ma sécurité, notamment des Tchadiens, et même organisé une manifestation hostile au niveau du kilomètre douze ; je ne pouvais pas ne pas sévir. Chez Danzoumi, on a saisi un nouveau stock d’armes. Préparaient-ils un putsch ? Je le crois. À la justice de trancher. » François Bozizé n’exclut pas, par ailleurs, que les frères Yalo aient été en contact suivi avec un ancien officier et un ancien ministre centrafricains à la réputation sulfureuse, tous deux résidant en France…

À l’évidence, le général Bozizé ne pourra donc pas faire l’économie d’une mise au pas, forcément douloureuse, des forces disparates qui l’ont aidé à s’emparer du pouvoir. Exercice périlleux, mais indispensable, pour lequel il sait compter sur l’appui de la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) – qui entretient à Bangui un contingent de 380 hommes – et tout particulièrement du Tchad pétrolier d’Idriss Déby, pour qui la Centrafrique est une arrière-cour stratégique, une sorte de banc d’essai d’ambitions régionales de moins en moins cachées. Contrairement à l’époque Patassé, la France joue également le jeu de la stabilité, laquelle passe à ses yeux par la consolidation du régime Bozizé. En moins d’un an de pouvoir, le nouveau président a reçu presque autant de visiteurs officiels venus de Paris que son prédécesseur en une décennie : trois ministres (Affaires étrangères, Défense, Coopération), le « monsieur Afrique » de l’Élysée et le chef d’état-major général des armées ! Sur le terrain, deux cents militaires français forment à Bangui et à Bouar trois bataillons de la « nouvelle » armée centrafricaine en même temps qu’ils sécurisent l’aéroport international de Mpoko. Un officier supérieur, le général Perez, a été dépêché auprès du président Bozizé comme conseiller en matière de défense. Enfin, Paris contribue largement au financement et à la logistique du contingent de la CEMAC. Autant dire que l’engagement auprès d’un homme qui ne dissimule pas son souhait de voir la France réinstaller à Bangui une base permanente – ne serait-ce que pour contrebalancer l’influence tchadienne – est lourd, à la mesure de l’importance géopolitique d’un pays frontalier avec tant de régions sensibles.

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Est-ce à dire pour autant que le parrain français a décidé de « voter » Bozizé, au cas de plus en plus probable où le général déciderait de se présenter à l’élection présidentielle prévue pour fin 2005 ? Rien n’est aussi simple, même si le profil très francophile de ce président que tout le monde ou presque commit l’erreur de sous-estimer, a quelque chose de très convenable vu de Paris. À mille lieues en tout cas de l’imprévisible Ange-Félix Patassé – lequel, depuis son exil de Lomé, vient de souhaiter ses voeux à son « peuple bien-aimé » en concluant son discours par cette phrase : « De même que Jésus a vaincu Satan, nous, cohéritiers de Jésus, vaincrons les fils de la rébellion. » La bonne gestion de la période préélectorale passe en effet par la disparition des groupes armés semi-autonomes, mais aussi par une vraie politique d’apaisement à l’égard des partisans de l’ancien président, victimes parfois d’une chasse aux sorcières. Si la réapparition de Patassé en Centrafrique semble pour l’instant inenvisageable, la tentation de juger par contumace, « à la congolaise » – c’est-à-dire par mesure de précaution, afin d’éviter leur éventuel retour – certains de ses ex-collaborateurs est à la fois vive et inutile. À titre d’illustration, il n’est guère sérieux de reprocher à l’ex-Premier ministre Martin Ziguélé, aujourd’hui discret réfugié politique en France, d’avoir fait venir les soudards de Jean-Pierre Bemba à Bangui, en 2002 alors qu’il n’était informé de rien…
Un ostracisme d’autant plus regrettable que le nouveau « gouvernement de transition consensuel », formé le 11 décembre dernier, ratisse large sur le terrain de la réconciliation nationale. On y trouve aussi bien des fils d’anciens présidents tels Bruno Dacko et Désiré Kolingba (dont le père, le général André Kolingba, gravement malade, est hospitalisé à Paris depuis plusieurs semaines), que des technocrates appréciés des institutions de Bretton Woods comme Jean-Pierre Lebouder, un ancien administrateur de la Banque mondiale qui fut représentant-résident du FMI au Congo, en Guinée et au Togo et que Bozizé a convaincu de sortir de sa retraite pour prendre le portefeuille crucial de ministre d’État aux Finances. Un poste de vice-président de la République a même été créé sur une suggestion d’un expert, Omar Bongo Ondimba, afin d’accueillir l’ancien Premier ministre Abel Goumba. Certes, celui qui se verrait bien candidat à la présidence en 2005 n’a guère apprécié cette mise à l’écart honorifique – il le fait d’ailleurs savoir en fixant obstinément le plafond, la main posée sur la joue, au cours des Conseils des ministres -, mais le fait qu’il n’ait pas (encore ?) choisi de rompre avec François Bozizé démontre que ce vieux lutteur demeure à l’intérieur du cercle. Idem pour Abdoukarim Meckassoua, dont l’énergie et l’entregent en tant que ministre des Affaires étrangères avaient fini par indisposer certains de ses collègues et le petit lobby influent des « amis » français du président (un lobby qu’il cherchait il est vrai obstinément à écarter), au point de susciter contre lui-même une assez délirante campagne de dénigrement à base de vrais-faux bulletins de renseignement, sur le thème du « clan musulman » et de ses supposées ambitions présidentielles. Proche de Bongo, de Compaoré et de Sassou Nguesso, fort bien vu à Paris, Meckassoua a donc dû avaler une double couleuvre : il a cédé son fauteuil à son secrétaire général Charles Wenezaoui et a vu sans plaisir l’un de ses adversaires déclarés, le journaliste Guy Moskit, très actif il y a peu au sein de l’opposition centrafricaine basée à Brazzaville, prendre le poste de ministre adjoint. Seul maître des grâces et des disgrâces, François Bozizé n’a cependant pas voulu se priver de ses talents en le faisant sortir du manège. Nommé ministre d’État à l’Éducation, un poste où il y a tout à faire avec si peu de moyens, Abdoukarim Meckassoua ne fréquentera plus les palais présidentiels, mais les salles de classes délabrées. Histoire de toucher du doigt le problème numéro un de la Centrafrique : « De l’argent, encore de l’argent, toujours de l’argent. »

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