Damas et Ankara défient Washington

Oubliant leurs vieilles querelles, la Syrie et la Turquie, appuyées par l’Iran, s’opposent d’une même voix à la tentation américaine de démembrer l’Irak.

Publié le 12 janvier 2004 Lecture : 6 minutes.

La visite que le président syrien Bachar el-Assad a rendue à la Turquie, la semaine dernière, a une importance géostratégique considérable. Elle a été organisée en étroite coordination avec l’allié de la Syrie, l’Iran, dont le ministre des Affaires étrangères Kamel Kharazzi était à Damas à la veille du voyage, tandis que son homologue turc, Abdullah Gül, était attendu à Téhéran le 10 janvier.
Les trois pays se proposent d’envoyer un signal fort aux États-Unis au sujet de leur politique en Irak. Le message est que l’Irak doit rester un pays unifié et qu’ils s’opposeront fermement à toute tentative visant à le partager en trois mini-États – kurde, sunnite et chiite – comme plusieurs observateurs américains l’ont recommandé. Avant tout, ils invitent les États-Unis à ne pas encourager les Kurdes à chercher à obtenir une autonomie permanente, et encore moins leur indépendance. Le ministre saoudien des Affaires étrangères Saoud el-Fayçal a lui aussi déclaré, la semaine dernière, que le démembrement de l’Irak serait une menace pour la sécurité de son pays.
C’est la première fois que les trois grands pays voisins de l’Irak unissent leurs forces pour s’opposer à ce qu’ils considèrent comme une dangereuse tentation américaine, largement soutenue par Israël, de chercher à affaiblir l’Irak de façon permanente en le reconstruisant sur une base fédérale sans un centre fort – ce qui porterait un coup à l’ensemble du système arabe.
Aucun pays de la région ne cherche une confrontation avec les États-Unis. Au contraire. En recevant le nouvel ambassadeur américain à Damas, la semaine dernière, le ministre des Affaires étrangères Farouk el-Chareh a tenu à souligner le désir de dialogue et de coopération de la Syrie. Le président Assad a envoyé le même message dans une interview au New York Times (voir J.A.I. n° 2241-2242). L’Iran, de son côté, a profité de l’occasion fournie par le tragique tremblement de terre de Bam pour indiquer qu’il était prêt à avoir des relations plus amicales avec les États-Unis.
Tous les pays de la région ont été obligés d’admettre que l’intervention armée de l’Amérique en Irak et son intention déclarée d’y rester plusieurs années ont profondément modifié l’environnement stratégique. Mais la Syrie et ses voisins veulent rappeler à Washington qu’eux aussi ont des intérêts qui ne peuvent être ignorés. La Turquie et l’Iran pensent qu’ils peuvent aider les États-Unis à stabiliser l’Irak, mais seulement si ces derniers reconnaissent leurs besoins sécuritaires.
Il est maintenant largement reconnu que les États-Unis ont envahi et occupé l’Irak, après treize années de sanctions, non pas à cause du prétendu danger que représentaient les armes de destruction massive de Saddam Hussein, ni au nom de la défense des droits de l’homme, mais parce qu’un Irak fort et indépendant était considéré comme une menace à l’ordre politique mis en place par l’Occident dans le Golfe et en Israël.
Les faucons de Washington ne cachaient pas que, pour eux, le renversement de Saddam n’était que la première étape d’un plan de remodelage du Moyen-Orient. Leur espoir était qu’une fois débarrassé du nationalisme arabe, de l’activisme islamiste et de la résistance palestinienne, le monde arabe pourrait être réaménagé sur des bases « démocratiques » sous une espèce de protectorat israélo-américain.
Les pays de la région se rebellent aujourd’hui contre cette extravagance géopolitique, qu’ils jugent fondamentalement contraire à leurs intérêts et à leurs aspirations. Tel est le sens de la visite du président Assad en Turquie. Et c’est aussi la raison pour laquelle l’Iran et l’Égypte envisagent de renouer des relations diplomatiques après presque un quart de siècle.
Ces pays éprouvent la même profonde appréhension au sujet des intentions des États-Unis et d’Israël. Ces deux puissances veulent-elles la paix et la stabilité ou bien préparent-elles de nouvelles agressions ? Comment réagiront les États-Unis face à la résistance qui continue en Irak ? Que se passera-t-il en juin prochain, date à laquelle ils prévoient de transférer l’autorité aux Irakiens ? Combien de temps laisseront-ils leurs soldats au coeur du monde arabe ? Peut-on compter sur les États-Unis, qui sont aujourd’hui entre les mains de dangereux idéologues, pour se comporter rationnellement ?
Le destin des Palestiniens sous occupation israélienne, qui vivent dans des conditions épouvantables et qui sont chaque jour victimes d’opérations meurtrières sous le regard apparemment indifférent des Américains, est un autre facteur capital d’incertitude et d’instabilité, compte tenu de la passion qu’il entretient dans l’opinion arabe et musulmane.
Le processus de paix au Proche-Orient est l’un des sujets qui auront été évoqués par le président syrien et ses hôtes turcs dans l’éventualité où la Turquie jouerait un rôle de médiateur entre Damas et Tel-Aviv. Assad a récemment suggéré aux États-Unis de rouvrir la piste syrienne du processus de paix et indiqué qu’il était prêt à reprendre les négociations là où elles ont été interrompues en 1999-2000. Mais peu d’observateurs croient que Sharon est disposé à restituer le Golan, ce qui serait le prix d’un marché avec la Syrie, ou que les États-Unis, avec l’Irak sur les bras, consacreront beaucoup d’énergie à encourager un accord israélo-syrien.
Ni la Syrie ni la Turquie n’ont beaucoup de sympathie pour les néoconservateurs actuellement au pouvoir à Washington. On considère que Paul Wolfowitz, le secrétaire adjoint à la Défense, a offensé la Turquie en la pressant – sans succès, d’ailleurs – d’autoriser les troupes américaines à traverser son territoire pour attaquer l’Irak, en mars dernier. La Syrie, de son côté, croit que les « néocons » ne souhaitent pas une paix régionale et qu’ils préféreraient un renversement du régime, comme Richard Perle, un des « néocons » les plus en vue, le proposait dans un livre récent. Le fait que le président George W. Bush ne soit qu’à dix mois d’une présidentielle, tandis que Sharon se heurte en Israël à une opposition croissante, ne fait qu’ajouter à l’appréhension et à l’incertitude générale.
Tel est le contexte de l’actuelle et spectaculaire amélioration des relations syro-turques, confirmée par la visite d’Assad à Ankara, la première d’un chef d’État syrien depuis la Seconde Guerre mondiale. Précédée par la visite du président syrien à Athènes, le mois dernier, elle montre que Damas cherche à équilibrer ses relations avec la Grèce et la Turquie. Jusqu’ici, la Syrie penchait nettement du côté de la Grèce, en grande partie à cause des liens étroits de la Turquie avec Israël.
On peut penser aujourd’hui que le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, essaie, de son côté, d’équilibrer les relations de la Turquie entre Israël et les États arabes, et de prendre ses distances avec la politique agressive de Sharon. De source turque, on indique qu’Erdogan aurait très mal pris les informations selon lesquelles des agents israéliens auraient encouragé le séparatisme kurde dans le nord de l’Irak, comme ils l’ont souvent fait dans la longue histoire du conflit entre les Kurdes et Bagdad.
Deux sujets n’auront pas été abordés à Ankara parce qu’ils auraient compromis la cordialité de l’atmosphère. Le premier concerne la province turque de Hatay, l’ancien sandjak syrien d’Alexandrette que la France, du temps où elle avait mandat sur la Syrie, a cédé à la Turquie à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Les Syriens n’ont pas oublié ni pardonné cet acte flagrant d’immoralité politique, mais rares sont ceux qui espèrent recouvrer un jour ce territoire. Les Turcs ont de leur côté un grief plus ancien qui date de la guerre de 1914-1918 : le fait que les Arabes, abusés par les fausses promesses d’indépendance de la Grande-Bretagne, auraient « poignardé l’Empire ottoman dans le dos ».
La seconde question qui n’aura pas été soulevée est un problème brûlant depuis des années. La Syrie soutient que le vaste programme turc de construction de barrages et d’irrigation dans le sud-est de l’Anatolie la prive d’une bonne part des eaux de l’Euphrate, qui sont vitales pour la province syrienne de Djézireh. Par mesure de représailles, la Syrie a pendant des années accordé l’hospitalité au chef séparatiste kurde Abdullah Öcalan et mis à la disposition de ses hommes des camps d’entraînement dans la vallée de la Bekaa, au Liban. Une guerre entre la Turquie et la Syrie a été évitée de justesse en 1998 : il a fallu que Damas accepte d’expulser Öcalan, à présent détenu dans une prison turque.
Aujourd’hui, unis dans la défense de l’intégrité territoriale de l’Irak, les deux voisins ont résolument décidé d’oublier ces querelles et de joindre leurs forces dans un monde dangereux.

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