Chantons sous la pluie !

Les précipitations ayant été abondantes en 2003, les récoltes s’annoncent exceptionnelles dans tout le Maghreb central. Mais les problèmes structurels ne sont pas résolus pour autant. A quand l’autosuffisance alimentaire ?

Publié le 12 janvier 2004 Lecture : 10 minutes.

Le ciel est avec le Maghreb, mais celui-ci n’en tire pas tous les bénéfices possibles : ainsi pourrait-on résumer la campagne agricole exceptionnelle que l’Algérie, le Maroc et la Tunisie ont connue en 2003. Alors que les dirigeants des trois pays ont renoncé à se rencontrer le 23 décembre à Alger pour de très politiciennes raisons, la preuve est faite que leurs économies ne demandent qu’à s’épanouir au-delà du cadre étriqué des frontières nationales. Une simple comparaison, pour commencer : la superficie de terres arables des trois pays est supérieure de 50 % à celle de l’Espagne (21 millions, contre 14 millions d’ha). Mais la valeur ajoutée de l’agriculture ibérique est deux fois supérieure (26 milliards, contre 13,8 milliards de dollars en 2002). Si les pays maghrébins parviennent un jour à faire leur révolution foncière, on mesure le retard qu’ils auront à combler.
Les pluies ont donc généreusement arrosé la région en 2003 et continuent de le faire en ce début d’année. Une aubaine pour les quelque 6,1 millions de paysans (le tiers de la population occupée). Du coup, le secteur agricole a fait en 2003 un bond en avant de 21,6 % en Tunisie, de 20 % au Maroc et de 16 % en Algérie. Les résultats sont entre cinq et dix fois supérieurs à ceux enregistrés, en moyenne, au cours de la période 1992-2002. Les effets induits sur le commerce, les transports, l’industrie agroalimentaire et le secteur financier sont évidemment considérables.
C’est au Maroc que l’impact a été le plus fort : l’agriculture y fait vivre près de la moitié de la population, assure près du cinquième du Produit intérieur brut et le quart environ des exportations de marchandises. La Tunisie, qui a le plus souffert de l’insuffisance des précipitations au cours des deux années précédentes, a gagné au moins deux points de croissance, soit un apport supplémentaire net d’au moins 500 millions de dollars. L’Algérie, qui dispose du potentiel le plus élevé (40 millions d’ha de terres agricoles et forestières, dont un tiers en jachère), réalise les rendements les plus faibles : 15 quintaux de céréales à l’hectare, par exemple, soit beaucoup moins que la Tunisie (25 q/ha). Longtemps négligé, le secteur ne répond que très partiellement aux besoins des Algériens : le taux de dépendance alimentaire est de 65 % pour les céréales, 95 % pour l’huile et 60 % pour le lait. Riche en devises (grâce aux ventes de gaz et de pétrole), le pays n’a aucun mal à honorer une facture alimentaire comprise entre 2,5 milliards et 3 milliards de dollars par an (22 % des importations de marchandises). Un vaste plan de mise en valeur des terres agricoles est en cours (voir page suivante), mais force est de reconnaître que les agriculteurs algériens (1,3 million de personnes) sont moins bien pourvus en matériels agricoles que leurs voisins. Du coup, ils produisent moins, en moyenne, que leurs confrères tunisiens, deux fois moins nombreux : 2 000 dollars, contre 3 000 dollars, par ouvrier agricole et par an, selon la Banque mondiale. Mais davantage que les Marocains (1 600 dollars). Il est vrai que les exploitations du royaume utilisent une main-d’oeuvre surabondante : 4,4 millions d’ouvriers agricoles pour 6,7 millions d’ha effectivement cultivés.
Ces rendements sont néanmoins presque ridicules comparés à ceux des paysans grecs (14 000 dollars par ouvrier et par an), espagnols (23 000 dollars) ou français (60 000 dollars). La faiblesse des précipitations n’explique pas, à elle seule, cette énorme différence. L’agriculture maghrébine souffre en effet de quatre maux structurels : elle est très faiblement mécanisée, et le matériel qu’elle utilise est souvent vétuste ; elle n’a que très peu recours aux engrais (entre 100 g et 500 g par ha, contre environ 2 kg dans les pays européens) ; les exploitations sont trop morcelées ; et l’irrigation reste marginale. Au Maroc, par exemple, plus de la moitié des exploitations (55 %) ont une superficie inférieure à 3 ha, et seules 0,2 % dépassent les 100 ha. Dans les trois pays, les terres irriguées représentent à peine 2 millions d’ha (moins de 10 % du total).
Pour que l’amélioration provoquée par les pluies abondantes de ces derniers mois ne soit pas sans lendemain, il faudrait que soient entreprises sans attendre une série de réformes qui auraient dû l’être il y a trente ou quarante ans : mise en place d’un marché commun agricole, échange d’informations et d’expériences, centralisation des importations de matières premières et d’équipements… Bref, pour être capable de faire face sans trop de difficultés aux périodes de sécheresse, il est indispensable de créer une synergie agricole à l’échelle maghrébine. Faudra-t-il attendre pour cela que le monde paysan se dote d’organisations professionnelles fortes et indépendantes ?

Algérie
Retour à la terre
Saïd Barkat est un ministre heureux. Bien sûr, il vient d’être exclu du Front de libération nationale (FLN) pour avoir critiqué le secrétaire général Ali Benflis, mais l’essentiel, à ses yeux, est que l’agriculture algérienne, dont il a la charge depuis quatre ans, affiche en 2003 un taux de croissance de l’ordre de 16 %. Une bonne performance que Jacques Diouf, le directeur général de la FAO, a d’ailleurs saluée, le 30 novembre, à Rome, en marge de la 32e conférence ministérielle de l’organisation onusienne. Et que Chérif Hassaïm, le chargé de la communication du ministère, explique par « les effets conjugués du Plan national de développement agricole et rural [PNDAR] et d’une bonne pluviosité ».
Lancé en juillet 2000, le PNDAR s’efforce de développer les productions qui valorisent les potentialités du pays, prennent en compte les contraintes naturelles de chaque région et permettent au secteur de mieux s’adapter au contexte international. Au-delà, il s’agit évidemment d’assurer la sécurité alimentaire de la population. Ce qui est loin d’être acquis.
Première richesse de l’Algérie coloniale, l’agriculture a été assez largement négligée après l’indépendance. Il est vrai que le pays compte 83 % de terres arides ou semi-arides. La priorité ayant longtemps été accordée au décollage industriel, l’agriculture ne subvient plus aujourd’hui qu’au tiers des besoins de l’Algérie. Et les produits d’exportation comme les primeurs, les dattes, les fruits et le vin sont loin de suffire à régler la facture alimentaire. La réduction du déficit commercial est désormais une priorité.
Depuis son entrée en vigueur, le PNDAR peut se prévaloir de quelques belles réussites : près de 300 000 ha ont ainsi été plantés en trois ans, la surface agricole utile a augmenté de 130 000 ha en 2003, et 220 000 entreprises ont été modernisées. Il a par ailleurs permis de créer plus de 600 000 emplois, dont 131 000 au cours des trois premiers trimestres de 2003, confortant ainsi l’importance de l’agriculture dans l’économie algérienne. Celle-ci fournit un travail à 21 % de la population active occupée et représente entre 9 % et 12 % du Produit intérieur brut.
Autre conséquence positive du PNDAR : depuis sa mise en oeuvre, le taux de croissance du secteur a été en moyenne de 8 %, contre 4 % au cours des années 1990. La production céréalière (blé dur, blé tendre, orge et avoine), en particulier, a sensiblement augmenté pour atteindre 42 millions de q, contre 20 millions en 2002. On reste néanmoins encore loin des 60 millions de q nécessaires à la satisfaction des besoins. Le rendement moyen national atteint aujourd’hui 15 q à l’ha. Dans les zones où le programme d’intensification a été réalisé, on a même frôlé les 20 q à l’ha. En revanche, la progression est moins nette pour les autres cultures, à l’exception sans doute de la pomme de terre (16,3 millions de q en 2003, contre 13,3 millions l’année précédente).
La campagne 2003 est donc prometteuse. Hélas ! la vétusté des machines agricoles ne permettra pas d’obtenir de meilleurs rendements, même dans les terres fertiles et relativement bien arrosées du Nord. Les professionnels estiment que l’inadaptation du matériel est à l’origine d’une perte de 15 % de la production céréalière. Le problème est que très peu d’agriculteurs ont les moyens de s’offrir des machines neuves. Certains ont suggéré que le PNDAR prenne en charge une partie du financement, mais le ministère s’y est catégoriquement opposé, les fonds disponibles ne le permettant pas, pour l’instant. Il faudra pourtant bien trouver une solution pour que l’Algérie exploite à fond son potentiel.

la suite après cette publicité

Maroc
Les céréales, mieux que les agrumes
La production céréalière 2003 a atteint dans le royaume près de 78 millions de q, soit 55 % de plus que l’année précédente. Cette fabuleuse récolte s’explique par l’abondance exceptionnelle des précipitations (+ 271 % par rapport à la précédente campagne). Conséquence directe : les importations n’ont pas dépassé 8 millions de q (- 42 %). La plupart des régions ont été généreusement et régulièrement arrosées. Seules exceptions : le Haouz, le Souss-Massa et les provinces du Sud-Est (Ouarzazate, Errachidia, Tata et Figuig). Curieusement, ce relatif déficit pluviométrique n’empêche pas la province d’Errachidia d’être le premier producteur céréalier du pays. « Les meilleurs ne sont pas forcément les plus favorisés par la nature, confiait récemment Hassane Benabderrazik, le secrétaire général du ministère de l’Agriculture. Confrontés à des conditions très dures, les gens du Sud sont parvenus à trouver des solutions radicales. »
En revanche, les producteurs de fruits et légumes (dont la récolte commence plus tard) ont beaucoup souffert de la terrible canicule qui s’est abattue sur le pays entre mai et septembre. La production d’agrumes n’a pas dépassé 1,16 million de t, contre 1,31 million en 2002 (- 11,5 %). Cette vague de chaleur a annulé les effets bénéfiques des pluies abondantes du début de l’année et aggravé le problème récurrent de la pénurie d’eau dans le Souss, la première région agrumicole du royaume.
Avec 4 millions d’emplois, le secteur agricole occupe plus de 45 % de la population active, compte non tenu des activités induites comme l’agroalimentaire. La très bonne récolte céréalière de 2003 devrait se traduire par une augmentation de l’ordre de 20 % du PIB agricole. Or les performances de l’agriculture influent considérablement sur l’économie du pays. En 1997, la diminution de 26 % du PIB agricole avait entraîné un recul de plus de 2 % du PIB global. À l’inverse, la progression de 27 % du PIB agricole en 2001 s’est traduite par une progression de 6,5 % du PIB global.
Les choses étant ce qu’elles sont, le taux de croissance devrait avoisiner 5,5 % en 2003, soit un point de plus que les prévisions de la loi de finances. Un atout important dans la modernisation en cours de l’agriculture marocaine.

Tunisie
L’année de tous les records
L’avenue de Carthage, à Tunis, c’est un peu la Bourse informelle des affaires en Tunisie. La plupart des fournisseurs d’engins agricoles y ont leur siège. Or il est à peu près impossible de s’y garer en ce moment : les agriculteurs affluent de tout le pays. « C’est reparti. Des clients que je n’avais pas vus depuis des années viennent s’approvisionner », se réjouit Mahmoud C., qui revend des pièces détachées pour tracteurs.
Après trois années de sécheresse, 2003 a été une année faste pour l’agriculture tunisienne. La récolte céréalière a atteint le niveau historique de 29,6 millions de q (dont 67 % de blé et 31 % d’orge). Le précédent record (28,7 millions de q) datait de 1996. La majeure partie des besoins du pays devrait donc être satisfaite. En 2002, la Tunisie avait consacré 500 millions de dinars (327 millions d’euros) à ses importations de blé et d’orge.
Dans la plupart des régions, il a beaucoup plu au début de l’année, puis, après un été caniculaire, au cours de l’automne et au début de l’hiver. Du coup, les lacs de retenue sont pleins. À la mi-décembre, les réserves hydrauliques atteignaient 1,8 milliard de m3, contre 0,5 milliard un an auparavant. Or les Tunisiens ne consomment guère plus de 600 millions de m3 d’eau par an. Par miracle, les pluies torrentielles qui se sont abattues sur le pays ont épargné les régions méridionales au moment de la récolte des dattes, qui a démarré début octobre. La production devrait atteindre 111 000 t.
Comme le dit l’adage tunisien, « El am kif khrifou » : « l’année sera comme l’automne ». L’abondance des précipitations a naturellement favorisé la pousse de l’herbe, qui permet de nourrir gratuitement le cheptel. Elle augure surtout d’excellentes récoltes, tant en quantité qu’en qualité, notamment pour les olives et les agrumes, mais aussi pour les céréales, qui ont besoin de beaucoup d’eau au moment des semences. Les agrumes (250 000 t) sont davantage à l’abri des aléas climatiques, grâce à l’irrigation, mais les pluies automnales n’en ont pas moins fait grossir les fruits. La cueillette des olives a, quant à elle, commencé le 15 novembre dans une atmosphère de fête. Les 1 500 huileries du pays ont toutes ouvert leurs portes, alors qu’en 2001 et en 2002 seules 300 d’entre elles avaient été en mesure de le faire. L’olivier fait vivre un Tunisien sur huit, et l’huile d’olive arrive généralement en tête des exportations agroalimentaires tunisiennes. La production d’huile devrait avoisiner 210 000 t, soit trois fois plus que l’an dernier. « Dans la région de Mahdia, nous devrions dépasser d’un tiers la moyenne annuelle », estime un agriculteur de cette région oléicole. Dans la région de Kasserine, l’augmentation sera sans doute de l’ordre de 400 %. Quant aux exportations, elles devraient atteindre 100 000 t (quatre fois plus que l’an dernier). Une excellente nouvelle pour la balance des paiements !
Globalement, le taux de croissance agricole est estimé à 21,6 % en 2003, contre – 1 % en 2002 et – 2 % en 2001 et une moyenne annuelle de + 3,5 % au cours des trois dernières décennies. L’agriculture contribuera à hauteur de 2 % à l’augmentation du PIB (environ 5,5 %). Si l’hiver continue d’être pluvieux, la croissance devrait progresser au même rythme cette année (5,6 %).
Le paradoxe est que, en dépit de la clémence des cieux et de la multiplication des mesures en faveur de l’agriculture, le pays est contraint d’importer des produits alimentaires dits « d’appoint » : viande bovine, pommes de terre, oignons, lait, oeufs, etc. Au cours des derniers mois de 2003, la tomate était, par exemple, presque introuvable – et naturellement hors de prix – sur les marchés tunisiens, alors qu’il y en avait à profusion en Algérie voisine. Même en période de vaches grasses, le problème de l’autosuffisance alimentaire n’est pas résolu. L’inexplicable diminution de la production de légumes a, par exemple, mis en évidence un certain nombre de dysfonctionnements structurels. Au point que, lors du Conseil des ministres du 17 décembre, le président Zine el-Abidine Ben Ali a dû taper du poing sur la table. Ce n’était pas la première fois…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires