Le Maghreb des patrons

Là où les responsables politiques échouent depuis près de vingt ans, les hommes d’affaires peuvent-ils réussir ?

Publié le 12 décembre 2006 Lecture : 4 minutes.

L’intégration maghrébine se fera-t-elle par le biais des gouvernements ou par celui des chefs d’entreprise ? Par le haut ou par le bas ? Avec les Maghrébins ou sans eux ? Ces questions ont été au centre de la conférence annuelle de l’Institut arabe des chefs d’entreprise (IACE), qui s’est tenue les 1er et 2 décembre dans la station balnéaire de Port el-Kantaoui, près de Sousse (Tunisie). Près de cinq cents entrepreneurs et décideurs venus des cinq pays maghrébins ont participé aux travaux de ce think-tank, dont le siège est à Tunis.
Un premier constat : les gouvernements n’ont pas appliqué les trente-sept accords conclus dans la foulée de la proclamation de l’Union du Maghreb arabe (UMA), à Marrakech, en 1989. Ni l’intégration économique, ni l’union douanière, ni la zone de libre-échange promises n’ont vu le jour. « Il y a des espoirs déçus et un certain découragement, a reconnu Mohamed Ghannouchi, le Premier ministre tunisien. Nos amis de l’Union européenne, auxquels nous sommes liés par un accord de libre-échange, ne comprennent pas comment, à l’ère de la mondialisation, nous n’avons pas su tirer avantage des facteurs objectifs qui nous unissent. »
Deuxième constat : l’échec de l’intégration maghrébine, pour des raisons politiques largement liées au dossier du Sahara occidental, a coûté cher à l’ensemble de l’UMA. Les échanges intermaghrébins ne représentent en moyenne que 2 % du commerce extérieur de la région (avec une pointe à 7,4 % pour la Tunisie, en 2005). De tous les ensembles économiques régionaux, c’est de loin le taux le plus bas. À titre indicatif, il est de 60 % au sein de l’Alena (États-Unis/Canada/Mexique), de 21 % au sein du Mercosur (Amérique du Sud) et de 10 % au sein du Conseil de coopération du Golfe. L’inapplication des accords de Marrakech représente, selon Ghannouchi, 2 points de croissance en moins. Un bilan dont les gouvernements de la région n’ont certes aucune raison d’être fiers ! « Lors d’une récente conférence à Madrid, raconte Habib Ben Yahia, le secrétaire général de l’UMA, on m’a ironiquement demandé des nouvelles du tigre maghrébin. J’ai répondu qu’il me suffisait qu’il devienne une vache laitière ! »
Troisième constat, positif celui-là : des changements sont en cours. « C’est la troisième fois que nous parlons du Maghreb, commente le banquier Chékib Nouira, qui présidait la rencontre. Mais c’est la première fois que nous faisons état d’un progrès de la coopération entre nos entreprises. » Conseiller de Mohammed VI, André Azoulay le confirme : « De Nouakchott à Tripoli, nous pensons enfin de la même façon. Les convergences politiques sont confortées par les convergences économiques et la mise en place de partenariats stratégiques. Tous ensemble, nous avons beaucoup réformé. »
Mettant à profit une série d’accords bilatéraux, les chefs d’entreprise commencent, souvent avec le soutien de leurs gouvernements, à investir chez leurs voisins maghrébins. Dans la finance comme dans l’agroalimentaire, les services, les travaux publics ou les nouvelles technologies de l’information. « Il y a un frémissement », reconnaît Jaloul Ayed, de la Banque marocaine du commerce extérieur (BMCE). Cet établissement a récemment créé une nouvelle entité à Tunis, en partenariat avec Axis Capital-Tunisie. Il s’implante en Mauritanie, va ouvrir une filiale en Algérie et réfléchit à une éventuelle implantation en Libye. Une autre banque marocaine, Attijariwafa Bank, a pris le contrôle de la Banque du Sud (Tunisie).
Au total, une centaine d’entreprises marocaines, algériennes et libyennes ont investi en Tunisie. En sens inverse, une cinquantaine d’entreprises tunisiennes ont investi en Algérie et une vingtaine en Libye, indique Mondher Zenaïdi, le ministre tunisien du Commerce. Président du groupe multisectoriel tunisien Poulina, Abdelwahab Ben Ayed annonce quant à lui avoir investi dans cinq unités de production en Algérie et en Libye.
Grâce aux patrons, le prochain anniversaire de la proclamation de l’UMA pourrait, par exception, ne pas passer inaperçu. Le 17 février prochain, l’Union maghrébine des employeurs (UME) tiendra son assemblée constitutive à Marrakech. Avec le soutien et la bénédiction de Ben Yahia, qui rêve de voir « le Maghreb des principes » devenir « celui des intérêts communs ». « Des accords ont été ratifiés, lance-t-il aux chefs d’entreprise, et c’est à vous de les faire appliquer. » En fait, gouvernants et patrons n’ont guère le choix. La mondialisation les contraint à « maghrébiniser » leurs stratégies de développement, comme le montre la mise en chantier de plusieurs grands projets d’infrastructures de transports, et à pousser les feux de l’intégration économique. En 2010, leurs cinq pays (si, comme c’est probable, les négociations entre Bruxelles et Tripoli aboutissent) seront admis dans une vaste zone de libre-échange constituée des vingt-cinq pays de l’Union européenne et de dix pays du Sud. Ils devront par ailleurs appliquer les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), au sein de laquelle la Mauritanie et la Libye souhaitent être admises, sur le démantèlement des barrières douanières. Bien entendu, ces règles valent aussi pour les relations intermaghrébines.
L’intégration viendrait alors de l’extérieur. Et les Maghrébins risqueraient d’apparaître comme les « clowns de l’Europe », selon l’expression d’un participant. « Si nous ne construisons pas le Maghreb, conclut Nouira, il n’est pas exclu que l’Union européenne le fasse à notre place. Pourquoi pas ? Mais je préfère quand même de beaucoup la première hypothèse ! »

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