Le juge et le témoin

Avec le démenti d’Emmanuel Ruzigana cité à charge par le magistrat Jean-Louis Bruguière, le dossier contre Kigali prend un coup de canif.

Publié le 12 décembre 2006 Lecture : 3 minutes.

C’est un petit pavé de plus dans la grande mare glauque des relations franco-rwandaises. Alors que les ambassades des deux pays dans les deux capitales ont fermé leurs portes pour un temps indéterminé, voici que l’un des témoins à charge du juge Jean-Louis Bruguière, l’un de ceux dont les confessions étaient censées étayer la thèse de la responsabilité directe du président Kagamé dans l’attentat du 6 avril 1994, se rétracte. Ou, plutôt, récuse le rôle que le magistrat français lui fait jouer dans sa désormais fameuse « ordonnance de soit-communiqué » du 17 novembre 2006. Arguments graves à l’appui, puisque dans la lettre ouverte qu’il lui a adressée le 30 novembre, et dont nous reproduisons ici l’intégralité, Emmanuel Ruzigana accuse le premier vice-président du tribunal de grande instance de Paris d’avoir déformé et manipulé ses propos.
Qui est Ruzigana ? Selon le rapport Bruguière, ce Tutsi natif de Kigali était, avec Abdul Ruzibiza et quelques autres, l’un des membres du « Network Commando » chargé d’abattre l’avion du président Habyarimana. Faux, rétorque l’intéressé. Membre du FPR de Kagamé depuis 1991 et intégré au sein de la guérilla, il était, précise-t-il, dans le Mutara, sur le front du Nord-Est, quand le Falcon a été descendu au-dessus de Kigali. À l’en croire, il n’a jamais été mis au courant d’un quelconque projet d’attentat de ce type, ni de l’existence du « Network Commando », chargé de le réaliser. Joint au téléphone par Jeune Afrique à Oslo (Norvège), où il réside, Emmanuel Ruzigana raconte son itinéraire et ce qui l’a amené à rencontrer un jour le juge français. Gendarme démobilisé à la fin des années 1990, il fait au Rwanda la connaissance d’un certain Abdul Ruzibiza – autre futur témoin clé de Bruguière -, lequel sort d’un séjour en prison pour des motifs troubles. Tous deux rêvent de quitter le pays et de s’établir en Europe. Ruzibiza part le premier et s’installe en France, puis en Allemagne. Ruzigana, muni de son passeport (il n’est pas fiché comme opposant), le suit début 2004. Sur les indications précises de son ami, il se rend en Tanzanie, où un certain « M. Pierre », de l’ambassade de France à Dar es-Salaam, lui remet un visa pour Paris.
À son arrivée à l’aéroport de Roissy, le 29 mars, il est accueilli par des policiers qui l’amènent directement dans le bureau du juge Jean-Louis Bruguière. C’est là que les témoignages divergent. Selon le procès-verbal d’audition, Ruzigana reconnaît aussitôt son implication dans l’attentat, ainsi que son appartenance au « Network Commando ». Selon l’intéressé, il aurait soutenu exactement le contraire – ou à tout le moins tenté de le faire car il comprend à peine le français, le parle encore moins, et il n’y avait pas de traducteur en kinyarwanda. Finalement libéré par le juge, il aperçoit, dit-il, son contact Abdul Ruzibiza installé dans une pièce contiguë. Très rapidement, il quitte la France pour la Belgique, puis s’installe à Oslo, où vit l’une de ses cousines. Pour demeurer en Norvège, Ruzigana sollicite et obtient le statut de réfugié politique.
Informé par ses relations au sein de la communauté rwandaise de la présence de son nom dans l’ordonnance Bruguière, il prend seul, affirme-t-il, la décision d’écrire au juge pour démentir. Un ami burundais lui sert de plume, et Internet fait le reste. A-t-il subi des pressions de la part de ses proches, demeurés au Rwanda (son frère aîné est un capitaine de l’armée), pour se rétracter ainsi ? Rien n’est exclu, mais lui-même le nie, et il est vrai que tous les opposants rwandais en exil, y compris les inculpés du TPIR d’Arusha, ont de la famille au Rwanda – ce qui ne les empêche pas de continuer à faire leur travail d’opposants. À l’évidence, ce dernier rebondissement tend à démontrer que l’enquête de Jean-Louis Bruguière présente des faiblesses et des imprécisions qui laissent parfois songeur.
Ces lacunes, dira-t-on, ne remettent pas en question le fond, notamment l’établissement de la filière des missiles ayant servi à abattre l’avion présidentiel et qui auraient été livrés au FPR par l’Ouganda. Là encore, pourtant, des interrogations subsistent. Ni la piste d’une récupération antérieure de ces fameux Sam 16 par les forces loyalistes (au cours d’un accrochage avec les troupes du FPR), suivie de la réapparition opportune desdits missiles sur les lieux de l’attentat, ni les éléments tendant à démontrer que l’armée hutue possédait elle aussi ses propres Sam 16 (acquis en Égypte), ne semblent avoir fait l’objet d’un examen sérieux de la part du juge.

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