Kofi Annan en liberté

À moins d’un mois de son départ, le secrétaire général revient, dans un entretien à la BBC, sur ses deux mandats. Sans langue de bois.

Publié le 12 décembre 2006 Lecture : 7 minutes.

Le 31 décembre 2006, le septième secrétaire général de l’ONU – et premier Subsaharien à occuper ce poste – quittera la Maison de verre. Après dix années passées dans l’un des fauteuils les plus sensibles de la planète, Kofi Annan, 66 ans, compte vivre désormais entre la Suisse et son pays d’origine, le Ghana, afin, dit-il, de « consacrer du temps à l’Afrique ». Le 5 décembre, Kofi Annan s’est rendu à la Maison Blanche pour la dernière fois en tant que secrétaire général. George W. Bush l’avait invité à un dîner d’adieu et le commentaire livré à cette occasion par son porte-parole, Tony Snow, en dit long sur la dégradation des relations entre l’exécutif américain et celui qui fut, presque jusqu’au bout, considéré comme son homme à Manhattan : « Ce dîner démontre que ce n’est pas parce qu’il est en désaccord avec une personne que le président ne sait pas se montrer accueillant. » Les fins de mandat non renouvelable étant propices à tous les rachats, c’est en effet un langage de vérité guère apprécié à Washington que Kofi Annan tient désormais à propos des affaires du monde – tout particulièrement sur l’Irak et le Moyen-Orient. Ainsi que l’illustre cette toute récente interview accordée à la BBC. Comme quoi il n’est jamais trop tard pour améliorer son bilan

BBC : L’invasion de l’Irak en 2003 sans résolution onusienne a-t-elle été le moment le plus difficile de votre mandat ?
Kofi Annan : Ce fut un moment extrêmement difficile, parce que je croyais vraiment que nous aurions pu arrêter la guerre et que, si nous avions insisté un peu – et donné aux inspecteurs un peu plus de temps -, nous y serions arrivés. Je craignais aussi que les États-Unis et leur coalition, en entrant en guerre sans l’accord du Conseil de sécurité dans une région très sensible, ne s’exposent à de très grandes difficultés et qu’il ne faille beaucoup de temps pour que l’ONU retrouve son équilibre. Bien sûr, le monde s’est retrouvé, lui aussi, divisé. La plaie est en train de se refermer, mais nous ressentons toujours au sein de l’ONU la tension qui en a résulté. C’est une situation extrêmement dangereuse. Nous sommes tous concernés par le retour de la stabilité en Irak. Les Irakiens doivent se rassembler et prendre les choses en main. Mais ils vont avoir besoin de l’aide de la communauté internationale et de leurs voisins. Il leur faudra surtout réviser la Constitution, en examinant les questions liées au partage des ressources, des revenus et des rentrées fiscales. Sinon, ils vont avoir de très graves problèmes.
L’Irak est-il en proie à une guerre civile ?
Oui, étant donné le niveau de violence et la manière dont s’affrontent les forces en présence.
Certains Irakiens disent que les conditions de vie sont pires que sous la dictature.
Ils ont raison en ce qui concerne l’Irakien moyen. Si j’étais un Irakien moyen, je ferais évidemment la même comparaison. Ils avaient un dictateur qui était brutal, mais ils pouvaient sortir dans la rue, leurs enfants pouvaient aller à l’école puis rentrer à la maison sans que leur mère ou leur père se demande : « Vais-je revoir mon enfant » ? Le gouvernement irakien n’a pas été capable d’endiguer la violence. Or la société civile a besoin d’un environnement sécurisé pour fonctionner. Sans sécurité, on ne peut rien faire. Pas de normalisation ni de reconstruction.
L’été dernier, des dirigeants du Moyen-Orient vous ont dit que la région tout entière avait été déstabilisée. Que c’était un désastre.
C’est le sentiment des dirigeants de la région, mais c’est aussi celui de la rue. Les gens s’inquiètent de l’avenir, ils s’inquiètent pour le Moyen-Orient dans son ensemble, des tensions avec l’Iran, ils s’inquiètent au sujet de l’Irak, du Liban, de la Palestine, et pour certains l’inquiétude s’étend jusqu’à l’Afghanistan. Nous devons considérer ces problèmes comme un tout, et pas comme des conflits isolés. Il y a un lien entre ces crises.
Pensez-vous parfois : « Qu’aurais-je pu faire personnellement, en ma qualité de secrétaire général, pour mettre fin à cela ? »
Je pense qu’en tant que secrétaire général, j’ai fait tout ce que je pouvais. J’ai travaillé avec les États membres, et vous avez lu certains des commentaires que j’ai faits avant la guerre.
Pourquoi n’êtes-vous pas intervenu au Conseil de sécurité en 2003 pour dire : « Cette guerre est illégale sans une résolution » ?
Si vous vous reportez aux comptes-rendus du Conseil, vous constaterez que j’ai dit avant la guerre que, pour les États-Unis et leurs alliés, entrer en guerre sans l’approbation du Conseil ne serait pas en conformité avec la Charte.
« C’est illégal » aurait eu plus d’impact. Vos conseillers m’ont dit : « C’est du Kofi Annan, la prudence même : surtout pas de clash. »
On ne refait pas l’Histoire. Ce que je veux dire, c’est que c’était une de ces situations où avant même qu’un coup de feu n’ait été tiré vous aviez des millions de personnes dans la rue, et cela n’a rien changé.
Pour vous, cela a été un moment dévastateur. Vos conseillers ont dit que vous vous étiez retrouvé aphone.
Oui, cela a été très douloureux, parce que j’avais vraiment le sentiment que nous aurions dû nous accrocher davantage pour éviter la guerre. J’avais très peur des conséquences.
Autre grand défi : la situation au Darfour. Beaucoup disent que le Darfour a démontré que l’ONU ne peut mettre fin à un génocide.
Qui sont les Nations unies ? Les Nations unies sont les États membres.
Et le Conseil de sécurité ?
C’est votre gouvernement et le mien.
La guerre dure depuis trois ans, plus de 200 000 personnes sont mortes, 2 ou 3 millions ont été déplacées
Je ne conteste pas la gravité de la situation. Nous avons fait le maximum pour rétablir la paix.
Un des grands succès de la réforme de l’ONU est la reconnaissance du devoir de protection. Mais vous ne protégez pas – et ça dure depuis trois ans.
J’ai rédigé moi-même ce point de la réforme, que les États membres ont fait le serment solennel de respecter. Le Soudan a fait clairement savoir au monde entier qu’il n’accepterait pas les Casques bleus. Or la résolution précise que nous devons déployer les troupes avec la coopération et le consentement des Soudanais. Si les Soudanais ne donnent pas leur consentement, aucun gouvernement, ni le vôtre ni le mien, ne fournira de troupes pour une opération de maintien de la paix au Darfour.
Après le Rwanda, après Srebrenica, on a dit : « Plus jamais ça ! » Et ça recommence.
C’est consternant et tragique, mais nous n’avons ni les ressources ni la volonté de faire face à la situation. Je suis allé là-bas et j’ai indiqué aux Soudanais que s’ils ne peuvent pas protéger leur population, et s’ils refusent l’aide de la communauté internationale, ils seront individuellement et collectivement tenus pour responsables de ce qui s’est passé et va se passer.
On dit que vous allez faire du Darfour une de vos priorités d’ici à votre départ, le 31 décembre.
C’est pour moi un problème douloureux, pas seulement en tant que secrétaire général de l’ONU, mais aussi en tant qu’être humain et qu’africain. J’espère que chacun d’entre nous voit les choses de cette manière. Je vais travailler sur le Darfour et sur un ou deux autres sujets jusqu’au dernier jour.
Autre problème : la tolérance zéro à propos des abus sexuels commis par les Casques bleus. Il y a eu un scandale en RD Congo en 2004 et un autre récemment. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Nous prenons la tolérance zéro très au sérieux. Nous avons renforcé la surveillance des opérations de maintien de la paix. Ces deux dernières années, nous nous sommes penchés sur plus de trois cents cas et nous avons pris des sanctions disciplinaires dans plus de la moitié, y compris des licenciements.
Il y a eu, pourtant, de nouveaux incidents. La tolérance zéro ne semble donc pas avoir d’impact. Comment espérer une amélioration ?
Nous sommes intervenus auprès de certains gouvernements à propos de leurs troupes, les personnels civils ont été punis et certains d’entre eux licenciés. Nous restons vigilants.
Un affrontement militaire avec l’Iran est-il envisageable ?
J’espère que non. Je ne pense pas que le Moyen-Orient puisse supporter une nouvelle crise. Sur le dossier iranien, nous devons tout faire pour parvenir à une solution négociée, la seule possible.
Pensez-vous qu’il puisse y avoir des pays qui n’écartent pas une solution militaire ?
Ce serait extrêmement imprudent pour eux et pour le monde entier. Tout doit être mis en uvre pour l’empêcher.
Votre plus grand regret ?
J’avais vingt-trois formidables collègues et amis que j’ai envoyés en Irak pour tenter de panser les séquelles d’une guerre à laquelle, sincèrement, je ne croyais pas. Ces gens ont été assassinés. Impossible de ne pas me dire : « Ils seraient encore parmi nous si je ne leur avais pas demandé d’aller là-bas. »
Un conseil pour votre successeur ?
Il devrait faire les choses à sa manière, comme ce fut mon cas et celui de mes prédécesseurs.
La « manière Kofi Annan » – un homme qui dit ne pas aimer l’affrontement, qui est prudent par nature – était-elle la meilleure, rétrospectivement ?
Je vous ai dit qu’il devrait faire les choses à sa manière.

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