Hémorragie cérébrale

Depuis la fin des années 1980, près d’un million de cadres et d’intellectuels formés à prix d’or ont pris le chemin de l’exil.

Publié le 12 décembre 2006 Lecture : 4 minutes.

« A Montréal, j’ai tout pour être heureux : un emploi, un très bon salaire, une maison avec jardin et une belle voiture. L’ambiance de travail est excellente et le cadre de vie agréable. Si j’étais resté au bled, jamais je n’aurais pu rêver d’une telle vie. Pourquoi voulez-vous que j’y retourne ? J’ai fait une croix sur l’Algérie. »
Diplômé en informatique de l’université de Bab-Ezzouar (près d’Alger) en 1997, Abdel, 35 ans, a vécu de petits boulots pendant cinq ans avant de choisir l’exil. Il multiplie alors les démarches auprès du consulat du Canada en Algérie – délocalisé à Tunis au milieu des années 1990 pour cause d’insécurité. « Ce fut un vrai parcours du combattant, raconte-t-il. Il a fallu faire reconnaître mes diplômes algériens par les autorités universitaires canadiennes, remplir des dizaines de formulaires, me rendre plusieurs fois à Tunis et donner de solides garanties financières. Beaucoup ont fini par laisser tomber, moi, je me suis accroché. » En septembre, il décroche enfin le jackpot, sous forme d’un visa de résident permanent au Québec. Il s’installe dans une banlieue de Montréal, où Jazia, son épouse, le rejoint quelques mois plus tard. Comme lui, elle est informaticienne
Exception ? Loin de là. À l’instar d’Abdel et de Jazia, d’innombrables cadres algériens, désespérant de trouver dans leur pays un emploi correspondant à leurs compétences – voire un emploi tout court -, font le pari de monnayer leur savoir-faire à l’étranger. Le phénomène prend une telle ampleur – et le préjudice pour le pays est tellement grave – que les responsables politiques ont fini par s’en émouvoir. Une rencontre-débat s’est tenue au mois d’octobre à Alger sur le thème : « La fuite des compétences et la revalorisation des élites nationales ». On y a beaucoup dénoncé cette « traite des cerveaux », cette « hémorragie », cette « mise aux enchères »
Depuis la fin des années 1980, près d’un million d’Algériens se sont exilés en France, en Suisse, au Qatar, au Royaume-Uni, au Canada ou aux États-Unis. Professeurs d’université, médecins, informaticiens, économistes, ingénieurs en pétrochimie, écrivains ou artistes, tous ont été formés à grands frais dans les universités algériennes. Pis, des milliers d’allocataires d’une bourse d’études à l’étranger refusent de rentrer au pays une fois leur formation achevée. Même le président Abdelaziz Bouteflika a estimé, en avril 2005, que « cette situation n’augure rien de bon ». « Le coût de la formation d’un chercheur avoisinant 150 000 euros, on peut estimer que l’Algérie a perdu au moins 40 milliards de dollars au cours de la seule période 1992-1996 », calcule l’homme d’affaires Omar Ramdane, qui préside le Forum des chefs d’entreprise (FCE).
Quelques chiffres. Sur un total de 10 000 médecins étrangers établis en France, 7 000 sont d’origine algérienne, dont 2 000 dans la seule région parisienne. Destination actuellement très prisée par les immigrants d’Afrique du Nord, le Canada a accueilli 15 000 Algériens entre 2001 et 2005, parmi lesquels 70 % d’universitaires, de jeunes diplômés et de cadres supérieurs. De même, sur les 18 000 ressortissants algériens installés aux États-Unis, 3 000 sont des scientifiques et des chercheurs de haut niveau. Ils ont trouvé du travail dans des multinationales, des grandes administrations, des instituts de recherche, des laboratoires ou des hôpitaux.
L’exemple du Dr Elias A. Zerhouni est éloquent. Parti d’Algérie en 1975, à 24 ans, avec un diplôme de médecine en poche, mais sans parler un mot d’anglais, il vit aujourd’hui à Baltimore, sur la côte est des États-Unis, où il dirige le prestigieux National Institutes of Health and Human Services (NIH), un organisme regroupant vingt-sept instituts et centres de recherche. Pourvu d’un budget de 28,6 milliards de dollars, le NIH compte 18 000 salariés.
« L’Algérie se vide de sa matière grise », se lamente Ramdane. C’est si vrai que les cabinets étrangers de chasseurs de têtes « ciblent » de plus en plus ouvertement les cadres algériens. Notamment ceux de la Sonatrach, le grand groupe pétrolier public (lire encadré ci-contre). Pourquoi un tel exode ?
Diplômé de Sciences-Po Paris, ancien ministre des Finances et conseiller de Bouteflika, Abdelatif Benachenhou avance une analyse qui vaut ce qu’elle vaut : « Les aspirations des Algériens s’élèvent en même temps que leur formation et leur qualification, mais aussi sous l’influence des médias, expliquait-il il y a trois ans. Or certains ne trouvent pas leur place dans les entreprises algériennes telles qu’elles sont aujourd’hui organisées. Par conséquent, lorsqu’ils se sentiront bien dans leurs universités, lorsque l’économie algérienne sera plus réactive et plus moderne, ils reviendront. La réponse au problème n’est pas administrative. »
Certes, mais la principale raison de la « décérébration de l’Algérie », pour reprendre la formule d’un économiste, est quand même le marasme économique et social dans lequel ce pays est plongé depuis la fin des années 1980. Chômage et pénurie de logements endémiques, manque de moyens consacrés à la recherche scientifique, absence de motivation, bureaucratie et corruption : tels sont les fléaux qui incitent les Algériens éduqués à l’exil. Bien sûr, la violence armée a longtemps contribué à aggraver le phénomène. Personne ici n’a oublié le sinistre slogan « la valise ou le cercueil », emprunté naguère à l’OAS par les islamistes pour contraindre leurs adversaires à s’installer à l’étranger.
À présent, il faudra davantage que les exhortations récurrentes des autorités pour convaincre les expatriés de revenir.

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