Pourquoi la paix est encore possible

L’infléchissement probable de la politique américaine après la présidentielle et le réveil annoncé de Tony Blair pourraient offrir aux Arabes l’occasion de maîtriser leur destin. À condition qu’ils changent de stratégie.

Publié le 12 octobre 2004 Lecture : 6 minutes.

Les plus grands dangers menacent le Moyen-Orient. La situation risque d’exploser en Irak et à Gaza. Les cris des blessés et des mourants, l’amoncellement des cadavres et la détresse des milliers de sans-abri et de sans-ressources ont révolté le monde. Si l’on n’y met fin, la dynamique hideuse de la violence pourrait s’étendre à d’autres pays, et peut-être même gagner l’Iran et la Syrie. Deux hommes portent la première responsabilité de ce chaos. Alliés pour le pire, le président américain George W. Bush et le Premier ministre israélien Ariel Sharon se sont engagés dans une politique mensongère et catastrophique qui a embrasé le monde et inspire à ses victimes un mélange détonant de rage, de haine irrépressible et de désir de vengeance. Personne ne peut dire vers quels déchaînements de violence on se dirige.
La semaine dernière, la communauté internationale a vu de quelle incroyable manière les États-Unis ont utilisé leur veto au Conseil de sécurité de l’ONU pour bloquer une résolution demandant à Israël de mettre fin aux sanglantes opérations de Gaza, qui, en dix jours, ont causé la mort d’une centaine de Palestiniens. Dans le même temps, en Irak, les États-Unis s’enfoncent de plus en plus dans le bourbier fatal où ils se sont plongés, en tentant vainement d’écraser l’insurrection nationale par la force des armes.
Il est désormais parfaitement clair que deux choses, et deux choses seulement, pourront calmer la situation dans ce malheureux pays : le retrait rapide et sans conditions des troupes d’occupation américaines et britanniques, et le transfert de la responsabilité de l’ordre public à une armée nationale irakienne reconstituée sous commandement irakien. Il en découle que les États-Unis doivent renoncer à toute idée d’installer des bases militaires permanentes en Irak et déclarer, publiquement et sans la moindre équivoque, qu’ils n’ont pas de vues sur le pétrole irakien. Pour l’instant, cependant, toutes les indications vont dans le mauvais sens et donnent à penser que l’on court droit au désastre.
Mais si les plus graves dangers menacent, tout n’est pas perdu, et pour deux raisons. D’abord, le prochain président des États-Unis – que ce soit George W. Bush ou son adversaire démocrate John Kerry – sera obligé de procéder à une révision déchirante, à la fois en ce qui concerne la guerre en Irak et le conflit israélo-arabe. On ne peut plus laisser la situation pourrir sur ces deux fronts, parce que, comme c’est désormais largement reconnu, ce sont les deux grands problèmes qui ont dressé le monde arabo-musulman contre l’Occident. C’est là que sont les racines du terrorisme. L’occupant de la Maison Blanche, quel qu’il soit, sera presque certainement contraint de changer de politique sous la pression des événements. L’ardent espoir, partagé par une grande partie du monde, est que certains conseillers clés responsables du bourbier actuel seront congédiés.
En second lieu, la révolte gronde chez les rares alliés de l’Amérique en Irak. Polonais, Italiens et Australiens veulent rapatrier leurs troupes. Et le Premier ministre britannique Tony Blair – soit par remords au sujet de ses erreurs de jugement passées, soit par calcul politique pour préserver son avenir – s’est solennellement engagé, après la présidentielle de novembre, à faire du conflit israélo-arabe sa « priorité personnelle ». Blair a averti les Américains qu’après avoir été leur fidèle allié en Irak – et en avoir gravement souffert -, il veut maintenant recouvrer sa liberté d’action et se rapprocher du consensus majoritaire européen, du moins en ce qui concerne ce conflit.
Ces données – la présidentielle américaine et le réveil tardif de Blair – ouvrent une « fenêtre d’opportunité » politique et diplomatique pour les États arabes et les Palestiniens. Saisiront-ils cette rare chance de maîtriser leur destin ou garderont-ils leur ligne de conduite actuelle, caractérisée par la résignation et la passivité de leurs dirigeants et une résistance violente – allant jusqu’aux attentats suicide – des militants de base ?
Personne ne peut nier que face à la brutalité sans limites des Israéliens à leur égard, la réaction instinctive des Palestiniens de rendre coup pour coup est à peu près inévitable. Trop de sang palestinien continue de couler pour qu’ils ne cherchent pas à se venger, par n’importe quel moyen et à n’importe quel prix. Mais est-ce la stratégie la plus sage ?
Une analyse réaliste de la situation dans les Territoires occupés donne à penser qu’Israël continuera – de plus en plus – à s’approprier la terre en Cisjordanie, qu’il donne suite ou non au projet d’évacuation de Gaza l’an prochain. Avec leur haine paranoïde des Arabes, Sharon et ses collègues de droite feront tout pour empêcher l’émergence d’un État palestinien. De sorte que la solution de deux États pour régler le conflit paraît être de plus en plus un mirage.
Beaucoup de Palestiniens commencent à penser qu’un État unique dans lequel Israéliens et Palestiniens auraient les mêmes droits pourrait être la meilleure option. « Pourquoi pas deux peuples, un État ? » demandait Michael Tarazi, un conseiller juridique de l’Organisation de libération de la Palestine, dans l’International Herald Tribune du 5 octobre. Mais ce n’est pas une option qui soulève un grand enthousiasme chez les Israéliens, car elle signifierait la fin du sionisme. Dans l’avenir prévisible, il ne saurait en être question.
Une perspective plus probable, mais extrêmement sombre, est qu’une fois l’expansion israélienne arrivée à son terme, dans une dizaine d’années, ce qui restera de la Cisjordanie – « une réserve privée d’eau et de terre cultivable », selon la formule de Tarazi – pourrait devenir une province de la Jordanie. L’arrivée d’un grand nombre de Palestiniens amers et misérables pourrait ébranler, et même jeter à bas, le trône hachémite, avec pour conséquence qu’Israël se trouverait embarqué dans une guérilla de cent ans – à moins qu’il n’ait été balayé par ses voisins exaspérés.
Il reste une possibilité – lointaine, mais néanmoins réelle – qu’une stratégie différente retarde, et peut-être même empêche, la descente aux enfers de toutes les parties. L’idée est que les Palestiniens, soutenus par les États arabes, les vingt-cinq membres de l’Union européenne, et avec l’approbation des États-Unis, puissent être convaincus de proposer à Israël un nouvel et audacieux contrat de coexistence pacifique. Une telle initiative éclairée, ne visant à rien d’autre qu’à apporter une solution au conflit, exigerait une très grande discipline de la part des diverses factions palestiniennes, unies pour une fois derrière une politique commune, et une action diplomatique habile et résolue de la part des États-Unis, des Européens et des Arabes.
Cette proposition de paix comprendrait les éléments suivants :
l Une renonciation des militants palestiniens aux attentats suicide et aux autres actes de violence contre Israël.
l Une remise en vigueur par les vingt-deux membres de la Ligue arabe – sous la conduite d’un trio composé de l’Arabie saoudite, de l’Égypte et de la Syrie – du plan de paix saoudien adopté par la totalité du monde arabe au sommet de Beyrouth de mars 2002. Et qui offrait à Israël la paix et des relations normales en échange du retour aux frontières de 1967.
l L’acceptation par les Palestiniens comme base de négociation des « paramètres Clinton » définis aux rencontres de Taba et de « l’initiative de Genève » de Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo.
l De telles négociations seraient placées sous l’égide et sous la surveillance du secrétaire général de l’ONU, aidé par les membres permanents du Conseil de sécurité.
l Une assurance à durée indéterminée donnée par les États-Unis de garantir la sécurité d’Israël derrière ses frontières de 1967.
l Une promesse commune du monde industriel et des pays arabes du Golfe de fournir les milliards de dollars nécessaires pour régler le problème des réfugiés palestiniens et financer le départ des colons israéliens du territoire palestinien.
Un tel projet exigerait, de toute évidence, une très forte manifestation d’autorité et un engagement moral de toutes les parties. Il est peut-être utopique. Mais l’autre terme de l’alternative est la poursuite, et sans doute l’aggravation, du sanglant chaos actuel.

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